Tuesday, July 30, 2002

Ce que vous avez toujours voulu savoir sur les moines & les eurolamas d'aujourd'hui


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Le nouveau site perso multimédia de Marc Bosche invite à l’exploration de l’univers fascinant de l’interculturalité. À la rencontre des cultures asiatiques, le vaste ensemble de ressources textes, images et musiques est en accès libre, gratuit et texte intégral.






Le Voyage de
la 5ème Saison
présente


UN BOUDDHA
NOMMÉ DÉSIR
sociologie d'une lamaserie


Le bouddhisme tantrique
au risque de l’anthropologie sociale

Mémoires, essai & analyses




par Marc Bosche



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Avec ce monastère de Félicité, nouvelle congrégation religieuse, c’est le plus grand dispositif de transmission monastique himalayenne entrepris en Europe qui voit le jour. J’arrive au moment où on installe carrelages et téléphones, c’est dire la jeunesse de ce projet.

J’y suis admis comme novice. Je travaille, en arrivant, quelques jours aux cuisines, puis quelques semaines au carrelage des réfectoires et des salles de bain. Il m’est alors demandé d’être hôte d’accueil, et secrétaire du courrier. Je réponds en particulier aux lettres adressées au « Très Précieux. » Qui est-il ? C’est le maître asiatique, âgé alors de 77 ans qui dirige la congrégation. Venant du monde himalayen dont il est issu, il est arrivé en Europe deux décennies plus tôt.

Pour les derniers mois de l’année, je travaille à l’édition des enseignements de ce vieux maître, sur ordinateur. Ces livres seront d’ailleurs publiés peu après.

Mon désir de sérénité des débuts rencontre aussi le rythme rapide et collectif qui anime la vie au monastère. Je trouve une communauté très vivante, mais très affairée. Je ne puis complètement me reposer, non plus que mes camarades, dans la belle spiritualité quotidienne, de par la vitesse qui semble imprégner chaque journée de travail.

Chose étonnante, je ne désire pas autant ici la qualité de ces bonheurs des moines bouddhistes que j’avais rencontrée par le passé au contact de la vie extrême-orientale, en Corée du Sud par exemple.

Dès mon arrivée à Félicité, il m’est donné un visage actif de la vie collective. Alors que je porte bientôt la robe rouge bordeaux et le châle monastiques, avec la permission du « Très Précieux », je partage, comme les autres moines nouvellement intégrés, la vie des bénévoles laïcs. Avec la fièvre des constructions en cours et des travaux de maçonnerie, je m’oriente avec mes camarades vers les préoccupations positives liées au projet de monastère. L’aspiration à un embellissement de ma conscience, sans doute illusoire bien sûr, qui m’a en quelque sorte attiré vers cette voie, trouve son accomplissement par le bénévolat.

En réalité je dois donner de ma personne, nuancer quelque peu mes propres aspirations pour vaquer aux innombrables activités hebdomadaires qui s’avèrent indispensables dans une nouvelle congrégation en pleine croissance. Etonnement aussi, je rencontre des moments de réflexion et de « distanciation » qui m’étaient peu familiers, et cela de temps à autre. Comme si ce contexte m’y prédispose davantage.

Ainsi la fièvre du travail, avec la présence dynamique de camarades d’ailleurs fort aimables et sympathiques, alterne avec une réflexion sur mon choix de vie. La puissance de ce mode collectif de vie, par ailleurs empreint de tendresse individuelle, efface les habitudes quotidiennes que j’ai développées les années précédentes dans une vie très individualisée.

Il me faut un an complet afin de découvrir ce monde nouveau. Je décide ainsi de ne pas engager de processus irréversible dans cette orientation communautaire. Je préfère en réalité, je m’en aperçois à l’usage, la quiétude et la paix des monastères Zen extrême-orientaux que j’ai visités pendant la décennie précédente.

Il y a cependant des amitiés quotidiennes très agréables qu’il me faut laisser en partant, et qui se sont tissées. Parfois il me semble que mes amis bénévoles, laïcs ou monastiques, et moi-même nous donnons beaucoup de notre bonne volonté pour apaiser la croissance de ce projet. La convivialité, les sentiments de respect et de bonne entente sont en quelque sorte l’huile que nous déposons en grande quantité dans les rouages de ce monastère en pleine naissance...

Cette présentation est personnelle. Mais, pour la plupart, en particulier des volontaires sans engagement religieux durable, la période de vie communautaire est également très féconde et parfois joyeuse. Pour moi, qui vient explorer un choix de vie spirituel, la situation est moins confortable. Bien sûr, je me réjouis avec mes nouveaux compagnons de ce quotidien partagé, de ces projets collectifs tout neufs. Mais, en filigrane, je sens, qu’en ce qui me concerne, c’est une manière de labourer très profondément le jardin de ma vie individuelle, et de sarcler mes choix essentiels. Les options collectives et stratégiques de la direction des chantiers de la congrégation élaguent mon souhait de me reposer un peu d’une vie active et curieuse de découvrir le monde. Le travail quotidien, six heures trente par jour, est bénéfique. Mais il prend sur le temps de la méditation à proprement parler, au quotidien. Il procure un autre sentiment de détente intérieur que celui que j’ai espéré stabiliser et approfondir. Je rencontre « le tourbillon » de nouveau, avec un autre angle de découverte, mais pas le sanctuaire Zen que je « désire » ! Je n’ai pas le temps d’arrêter, ne serait-ce que pour quelques heures, ma journée de bénévolat. Ainsi certains stress se soulagent dans les moments de repos, peut-être un peu exigus, pour me permettre de méditer sur la respiration consciente, voire même de me détendre complètement.
Pas de temps libre pour la méditation
Le choix de vie monastique que j’imaginais à partir de mes voyages et de mes amitiés avec des moines d’Asie se révèle différent. Je vois peu comment méditer de la sorte au quotidien dans le tourbillon de joie et de plaisir que je partage avec mes camarades dans ce projet pour l’enracinement d’un monastère occidental. Il me semble que les directions stratégiques de la hiérarchie de ce centre en expansion vont dans le sens d’une communauté active et soudée. Mon propre projet de vivre en moine tranquille, serein et méditatif, paraît peu pratique ici en ce moment !

Heureusement il y a les autres moines, qui, comme moi, doivent en quelque sorte accepter la nécessité de construire d’abord le monastère avant de songer à leur pratique spirituelle silencieuse... Leur gentillesse, les affinités que je partage avec eux, leur simplicité, et en bref leurs belles qualités individuelles, me rassurent sur le choix collectif. Cela m’encourage à rester. Ils sont ainsi les principaux exemples qui enrichissent ma connaissance du bouddhisme. Au moment des beaux jours de l’été, le soir, nous pouvons nous retrouver à converser calmement dans la coursive jouxtant nos chambres alignées dans la même aile du monastère. A l’occasion, le samedi, nous nous invitons mutuellement pour un thé avec des biscuits dans nos chambres respectives. La qualité délicate et sensible de nos conversations, la parfaite conduite éthique de chacun, les humours des uns et des autres nous amènent à nous retrouver à l’unisson autour d’une tasse de thé. Ce sont bien sûr les meilleurs moments. Je rencontre ce que je suis venu chercher au monastère : une vie significative et contentée, des amis soigneux, nobles, attentifs dans leur courtoisie et leur contact avec les autres. Bref, la vraie rencontre de l’autre est possible.

Pour ceux d’entre nous qui n’avons pas effectué la retraite à venir de trois années et trois mois, le statut monastique nous invite aux travaux et aux horaires des laïcs bénévoles. Nous bénéficions de la gratuité de l’hébergement et de la nourriture. Ainsi nous ne nous plaignons pas de nos conditions de vie, bien au contraire, tout heureux que nous sommes de découvrir avec la robe bordeaux du bouddha le mode de vie que nous désirons connaître. Il me semble agréable de travailler. Mais la part profonde de moi-même qui a déjà connu le monde des collectivités humaines depuis longtemps et qui se tourne vers la vie de noviciat avec conviction, ne peut pas réellement être renforcée. Peut-être ce qui me décidera à adopter ici un style plus sédentaire, sera la rigueur des horaires et la difficulté à prendre des congés sur place, sauf pour raison de santé.

Il y a une période d’une semaine environ à Noël où il est possible de vivre en vacances sur place. Je suis enrôlé à la cuisine à cette occasion, puisqu’il faut nourrir ceux qui ne partent pas dans leur famille. Il y a aussi deux journées environ de congé pour le nouvel an lunaire, fin janvier (ou début février, selon les années). Et puis, bien sûr, il y a tous les samedis et les dimanches. Il n’y a pas de temps pour méditer au lieu de travailler, ou pour étudier dans le calme au lieu de se consacrer au chantier. Il faut méditer en travaillant, c’est un défi très intéressant. Bien sûr tout est aussi offert : séminaire de méditation de temps à autre lors des fins de semaine, enseignements de la lignée orale, cours de tibétain en milieu de journée, entraînement aux diverses pratiques rituelles les soirs après dîners. Cela prend sur mes précieuses pauses de repos, sur le temps choisi pour recouvrer mon calme après le travail au standard téléphonique. Impatient, je ne peux attendre environ trois années pour la retraite collective suivante, dans cette fièvre active, cette euphorie et cette atmosphère de don de soi altruiste. J’aspire déjà à vivre comme un novice, c’est à dire à le pratiquer dès le début. Peut-être faut-il y voir, outre mon parcours personnel, un peu de passion pour la vie et l’époque, dont je suis un observateur depuis longtemps. Peut-être aussi est-ce ce qui me convient tout simplement et qu’il faut accepter : repartir, enseigner et publier des travaux anthropologiques de nouveau, après cette expérience suffisante pour comprendre la vie d’un novice au monastère, et retrouver un habitat individuel...

Sept moines nouvellement ordonnés
Nous sommes sept « moines » nouvellement ordonnés. Les vœux fondamentaux consistent en cinq engagements qui vivifient le cœur de l’éthique bouddhiste, mais aussi de la vie monastique de cette tradition. Ce sont les promesses suivantes : ne pas prendre la vie volontairement (c’est à dire ne pas tuer), ne pas prendre ce qui n’est pas donné (c’est à dire ne pas voler), ne pas abuser les autres par des propos fallacieux (c’est à dire ne pas mentir), ne pas consommer d’intoxicants (c’est à dire ne pas boire d’alcool). Il est exigé maintenant de ne pas fumer de tabac, et ne pas consommer de drogue et enfin ne pas avoir de pratique sexuelle (c’est à dire garder l’abstinence.) Il s’agit de s’abstenir de rapports sexuels et également d’auto-érotisme aboutissant à la libération du fluide vital. Cependant les rêves pendant le sommeil ne sont pas astreints à la chasteté, de part leur caractère involontaire.

Je suis heureux de trotter avec la belle robe de laine bordeaux, le châle de trois mètres de long noblement plissé sur mes épaules, mes sandales aux pieds, bien au chaud dans mes grosses chaussettes de laine rouge, assorties à la robe !

Nous logeons tous les sept dans la même aile du monastère. Certains d’entre nous acceptent de partager leur chambre avec un autre moine, ce qui est sans doute plaisant. D’autres accueillent, par manque de place pour ces derniers, un laïc dans leur chambre.
Sur les sept moines, engagés en principe toute la vie à servir le bouddha, la congrégation et son maître, trois seulement resteront au monastère.

L’un d’entre nous, Emmanuel, un garçon doué pour la vie monastique, se fait tous les matins des crêpes de seigle bien chaudes pour son petit déjeuner. Il a décoré sa chambre à la manière himalayenne avec de nombreuses draperies de style oriental et des mobiliers peint en rouge vermillon comme dans les temples tantriques. Il quitte la communauté, deux années peut-être après mon départ, s’installe à quelque distance pour plusieurs mois, et rend ses vœux officiellement au Très Précieux. C’est en effet possible de revenir à la vie laïque dans la pratique, même si en principe on doit rester moine tout sa vie. Mais il faut officialiser ce passage en rendant ses vœux au maître. Il rencontre à cette époque une amie de cœur, et s’installe en un heureux ménage avec elle et ses enfants, dont il prend grand soin, partageant avec eux sa bonne humeur et sa gentillesse.

Jean, lui est un ancien professeur de yoga, qui a su accompagner de nombreux élèves européens. Il est venu depuis longtemps à la vie monastique par vocation profonde. Il est très avancé en yoga, en érudition bouddhiste, et en art de la parole riche de signification. C’est l’une des personnalités cultivées et équilibrées les plus épanouies que j’ai eu l’occasion de rencontrer. A l’issue de plusieurs années de bénévolat et de don de soi altruiste, il n’a cependant pas à entrer en retraite d’intégration de trois ans et trois mois. Il se distancie du monastère par une vie en région parisienne riche de sens à nouveau.

Raphaël est le plus jeune de nous sept, quant à lui. Avant de venir à Félicité, il a pressenti une perspective de situation brillante en Europe de l’Est. Il est en effet surdoué pour l’informatique et ses nouvelles technologies. Il n’a guère plus de dix-huit ans lorsqu’il arrive au monastère et prend l’ordination monastique. Il a l’autorisation d’entrer en retraite de trois années et trois mois à l’issue de quatre années complètes de travail non rémunéré. Ce moine à l’éthique fine est accompli dans la pratique de la vie sociale monastique et de ses relations humaines. Attentif, soigneux, courtois, doté d’un rare tact intuitif, et d’un cœur rayonnant, il survole sans y adhérer à l’atmosphère de friction bien naturelle au début de la retraite collective. Il quitte le groupe de retraitants après quelques mois de pratiques préliminaires... Il retourne, sans doute sans déplaisir, vers sa famille slave, ses perspectives brillantes de carrière et de vie. Il lance une entreprise « jeune pousse » (« start up ») de services en ligne par Internet. Son jeune frère, ses parents sont heureux de l’accueillir de nouveau, très mûri sans doute par son expérience au contact du monastère et de la réalité collective de la retraite. Il a vingt-trois ans environ quand il part du monastère et rentre en Europe de l’Est, en gardant sa robe de moine. Il a réellement beaucoup donné à cette vie monastique. Il y a préservé, plus que tout, la grâce juvénile et délicate de ses dix-huit ans.

Et puis il y a votre narrateur. Je reprend ma vie de chercheur et d’enseignant un an exactement après mon arrivée. Je m’installe dans une maison individuelle et y reprends donc mes modestes travaux d’anthropologie sociale. Je retrouve aussi l’apprentissage de la musique baroque que j’ai laissé vingt années auparavant. Je redécouvre avec ma flûte alto en palissandre les sonorités remarquables des mélodies concertantes d’Antonio Vivaldi. Je ressors de son étui la clarinette en ébène que j’ai oubliée depuis deux décennies. Elle me permet de goûter de nouveau aux possibilités étendues de cet instrument doté de deux registres bien distincts qu’aimait beaucoup Mozart. Je commence aussi l’étude du piano, en vrai débutant, avec la Méthode Rose. Et j’arrive à persévérer dans son rythme quotidien. Quel bonheur !

Il m’a donc fallu ce détour par un monastère tantrique pour retrouver deux de mes options fondamentales : l’art et l’esthétique. Lorsqu’on les étudie avec douceur et modération, ils ont un effet positif sur notre psychisme et sur la qualité de notre conscience... Un bien étrange novice, c’est ce que je me dis de moi-même progressivement, en étant charmé par la pratique de la musique du settecento. Elle commence bientôt à me donner plus que la vie au monastère. C’est à dire que je vois pour moi-même que l’éveil n’est pas une sorte de cadeau obtenu par un abandon de nos talents personnels que l’on sacrifierait sur l’autel du bouddha. Mais il représente plutôt un idéal inaccessible. Je me satisfais du fruit normal d’une heureuse pratique de ces instruments de musique. Je laisse tout idée « d’atteindre à la perfection bouddhique en une vie », en contemplant la limite enfantine de mes progrès en piano. Voyant la nécessité de pratiquer le clavier chaque jour, je me dis qu’il y a fort à faire avec l’art avant de songer à devenir un « bouddha » ! La perspective tantrique sur la vie s’effiloche alors au contact de mes satisfactions d’apprenti musicien. Et elle disparaît.

La perfection des musiques baroques, je pense en particulier à la tempête d’Alcyone de Marin Marais, me paraît bien au delà en terme de sophistication et de valeur, des longues trompes antiques et des tambours martelés des rituels himalayens. L’humanité a progressé à travers toutes sortes d’arts et de découvertes, pourquoi en resterais-je aux rudiments de la musique, avec la cérémonie tantrique ? Les quattro stagioni de Vivaldi résonnent de manière admirable en comparaison des pratiques rituelles chantées au monastère. Quel décalage ! me dis-je. Cette grâce vénitienne, cette passion humanisée qui tend à se sublimer, cette harmonie au contrepoint léger sont le fruit de l’évolution humaine.

« Ma » sagesse n’a pas à être cherchée dans un folklore himalayen ancien ni dans les martèlements puissants du tambour vespéral au temple. Le progrès ne se fait-il pas au fil des siècles ? Peut-il se figer dans un seul style sans me limiter aussi ? Ses images d’Epinal ne changent-elles pas avec les sociétés, les technologies, les moyens dont l’humanité dispose ici et là ? Je vois que l’Europe, l’Occident, mais aussi l’Orient, essayent des réponses progressives aux grandes et aux petites questions que nous nous posons. Il n’y a pas non plus de quête uniforme de la joie, me dis-je. Chacun explore à sa manière. Enfin, existe-t-il une voie exclusive pour l’éveil ? J’en doute en pianotant les « cadets de Gascogne » en un fier refrain. Je retrouve le fil rouge de ma réalité individualisée.

Je vois que je ne suis pas fait pour recevoir « d’implant culturel » himalayen comme palliatif à l’angoisse existentielle. Cela ne donne pas de résultat adapté à mon histoire européenne, à mon éducation littéraire et scientifique. Parfois, je songe avec tendresse au petit bonhomme que j’ai fait promener dans un accoutrement rouge de novice par les allées du monastère, un autre moi-même. C’est une page de vie qui se tourne aussi, une sorte de rencontre avec un rêve oriental, un désir ancien. J’ai été séduit par la robe du bouddha. Et puis au contact de la réalité sociale du monastère, j’ai délaissé cette nouvelle possibilité. Je n’ai pas de regret d’avoir retrouvé l’appréciation de l’art et de la vie européenne à partir de l’expérience sans passion et quotidienne du monastère de Félicité.

Ainsi, sur ces sept garçons nouvellement ordonnés dans ce monastère quatre, soit plus de la moitié, quittent la congrégation. Parmi ces quatre, trois y ont travaillé bénévolement quatre années. Ces vénérables, disposant de la complétude de la transmission monastique auront consacré l’essentiel de leurs efforts à un travail quotidien et à un chantier de construction...




LES PERSONNES VIVANT AU MONASTÈRE


Le monastère de style « himalayen » de Félicité s’est développé depuis peu en Europe. Il accueillera bientôt plus de soixante moines, et autant de moniales, dans deux implantations voisines de quelques kilomètres de distance. De plus, une dizaine de groupes de retraite sont isolés du monde durant une période continue de trois années et trois mois environ. Ils comportent chacun un effectif d’une douzaine de personnes. Ils forment à la vie tantrique plus de cent-huit aspirants supplémentaires tous les quatre ans environ. En outre, des ermitages individuels de retraite complète gardent à proximité des deux monastères une douzaine de yogis monastiques, tant moines que moniales, pour un séjour contemplatif de douze années au moins. Certain(e)s d’entre eux se sont engagé(e)s pour une retraite « à vie. » Un accueil de quelques dizaines de bénévoles, volontaires aux chantiers des constructions nouvelles, fonctionne en permanence auprès du monastère et lui assure un recrutement abondant de nouveaux. Ce dernier chiffre varie selon les périodes de l’année, et atteint son maximum pendant la période des congés d’été.

Les eurolamas
La vie à Félicité est intense. Les moines et moniales issus des retraites collectives de trois ans, viennent de s’installer depuis quelques mois dans un monastère en cours de finition. Ils ont vécu cette expérience préalable dans des bâtiments situés à proximité. Ils approfondissent aujourd’hui leur vie monastique. Les responsabilités de diffusion de la tradition sont progressivement assumées par ces nouvelles générations. Certains se déplacent fréquemment à l’extérieur. Ils enseignent le bouddhisme. D’autres le font de temps en temps. Et certains restent davantage au monastère. Ces derniers s’occupent des tâches quotidiennes de la communauté. Travaux de bricolage, supervision des chantiers, gestion des bénévoles, secrétariat, communication écrite ou orale, ils trouvent leur place. Dans l’ensemble ils ont peu de stress. Leur travail journalier, pour la plupart, reste une occupation à temps partiel.

Chacun appelle ici ces moines et ces moniales « les lamas. » Ces toutes premières générations sont en effet habilitées par le « Très Précieux » à porter ce titre honorifique après leur expérience de retraite traditionnelle dans cette institution. Ce terme signifie « chère maman. » Ils sont supposés porter « la compassion d’une mère aimante et précieuse pour tous les êtres. » Ils sont surtout des représentants de cette école himalayenne en Europe. L’auteur a choisi le néologisme d’eurolamas pour les identifier. En effet, le terme de lama évoque plutôt un monde himalayen. Or nos eurolamas sont Occidentaux à 98%. À noter que, pour les dernières promotions, le titre de « lama » n’est plus accordé! Le terme plus réaliste de « droupla » (littéralement : « retraite-honorable ») est attribué. Il en résulte un avantage de prestige et d’autorité, pour les plus anciens des moines et des moniales, qui bénéficient ainsi exclusivement de l’aura honorifique du terme de « lama. » Probablement cette situation n’est pas appréciée par tous les droupla, en silence. En effet, il n’y a aucune raison pour que certains ici portent le titre de lama plutôt que d’autres si leur cursus est identique, avec une ou deux retraites de trois années collectives... On avait pu devenir lama en trois ans et demi, auparavant! Aujourd’hui, même ceux qui ont fait deux retraites successives (soit presque sept ans) sont intitulés « droupla.» Ils doivent rencontrer un tuteur, un eurolama issu d’une génération précédente, pendant trois années de plus, avant de pouvoir bénéficier du titre honorifique de lama. On perçoit comment la génération senior, est servie par la suivante, junior, par le biais de l’exclusivité du titre de lama.

Droupla et lamas : certains ont laissé leur métier, leur voiture, leur projet de vie urbaine, voire une carrière, pour le sacerdoce. Ingénieur informaticien, agronome, artiste peintre, fonctionnaire de la Communauté Européenne, psychiatre, médecin, enseignant de lettres, photographe d’art, professeur de guitare : ces talents sont devenus ou deviendront des eurolamas. On y trouve aussi des artisans, et des autodidactes, issus de milieux divers. La majorité vient de France et d’Allemagne. Les autres sont issus de différentes origines : États-Unis, Grande Bretagne, Espagne et Portugal par exemple.

Les eurolamas sont vêtus comme tous les moines de cette lignée himalayenne. Le vêtement est le même d’ailleurs pour les filles, il est donc unisexe. On ne peut distinguer un moine sans expérience de retraite collective d’un eurolama. L’apparence est exactement la même. Peut-être les eurolamas laissent-ils leurs cheveux pousser d’un à trois centimètres parfois. Les moines sans expérience de retraite collective se tondent plus souvent en général. Leurs vœux sont exactement les mêmes. C’est donc la formation tantrique dispensée en retraite qui identifie les eurolamas. Ils se sont engagés à l’issue de cette expérience en groupe, « pour toute leur vie. » Ils ont donc leur chambre au monastère, tant qu’ils peuvent continuer à adhérer à ce mode de vie monastique.

Mais ils ne reçoivent aucun revenu statutaire. L’usage veut, cependant, que des offrandes soient remises à celui qui enseigne. Il reçoit une enveloppe, à l’occasion de son cours à l’extérieur. Il m’a été dit, à titre de confidence, par des eurolamas bien informés, que le partage des offrandes données pendant les cours publics n’est pas pratiqué du tout. Ceux qui n’enseignent pas doivent ainsi s’assurer d’un financement de leur séjour au monastère suffisamment stable. Ils doivent, comme tous les eurolamas (en principe), réunir les deux-cent-treize équivalents euros mensuels de participation aux frais communautaires pour leur gîte et leur couvert.
Des personnes au monastère bénéficient d’avantages acquis appréciables. Quelques eurolamas ont fait enregistrer leur nom, au cours de l’intégration légale de ce projet au statut national des congrégations monastiques. Ils en retirent une protection sociale, mutualiste, et de prévoyance comme les moines appartenant à la tradition religieuse catholique. Les cotisations relativement élevées requises pour cette protection sociale de quelques-uns sont acquittées par toute la communauté. La plupart des eurolamas ne bénéficient pas de protection mutualiste, ni de droits à la retraite. Ils payent cependant dans leur loyer pour l’administration des caisses. Ils contribuent ainsi à la protection sociale des quelques eurolamas officiels de la congrégation. Le nombre de ces heureux élus est compris entre six et dix, au plus. Il y a donc une petite minorité très satisfaite de ce point de vue.

Ainsi tous, peut-être, doivent-ils ainsi garder un contact avec des bouddhistes pouvant les accompagner par un versement financier suffisant. On voit ainsi les eurolamas très affairés à s’établir dans une vie plus ouverte.

D’où viennent les eurolamas ? Ce sont les bénévoles des années d’avant. Ils ont été sélectionnés par le filtre des retraites collectives. Cela s’est fait progressivement depuis au moins trois ans et demi, pour ceux qui ont fait une seule retraite. Ils ont été bénévoles il y a plus de sept années, pour ceux qui ont fait deux retraites successives. Certains suivent le « Très Précieux » depuis plus de vingt ans. Ils ont été ses tout premiers disciples. Comprendre qui sont les bénévoles permet donc de mieux situer le parcours précédent des eurolamas d’aujourd’hui.

Les bénévoles
Les bénévoles portent des vêtements de ville. Ils ne revêtent pas la robe rouge ici. Le « Très Précieux » exige que tous ceux qui la revêtent aient pris des engagements de chasteté (pour une longue durée.) Ils côtoient cependant dans le même quotidien les nouveaux moines sans expérience de retraite collective. Ils sont logés, soit dans l’ancien bâtiment au pied du monastère tout neuf, soit dans les chambres encore disponibles de celui-ci.
D’où viennent ces bénévoles ? Ils semblent issus de tous les milieux et de nombreuses nationalités. Je trouve autour de moi de nombreux Français et presque autant d’Allemands. Il y a aussi quelques Autrichiens, des Espagnols. Des Québécois, des Suisses, et même un Africain Burkinabé d’une ethnie Bambara, participent aussi, en nombre plus clairsemé, à ce projet bouddhique. Parmi les Français, très peu sont d’origine asiatique. Mais on note quelques très jeunes hommes français d’origine maghrébine. Plusieurs semblent souhaiter porter à terme la robe du bouddha avec toute la grâce orientale. Ce style élégant et digne semble leur plaire aussi. Peut-être deviendront-ils bientôt des moines ? En général les bénévoles recherchent une vie riche de sens dans la proximité du « Très Précieux » et de son enseignement bouddhique. D’autres enfin ont du temps devant eux et pas de responsabilité ailleurs. Ils sont libres de venir ici. Nourris et logés, ils se satisfont d’une vie quotidienne de bénévolat. Tous doivent cependant avoir une autonomie financière pour leurs promenades en dehors du monastère.

La gratuité de gîte et de couvert pour les bénévoles sera d’ailleurs questionnée tout à la fin de mon séjour. La communauté des eurolamas, en période « de vaches maigres », leur demandera bientôt une participation aux frais. Celle-ci ira jusqu’à quatre-vingt-onze équivalents euros par mois, environ, pour ceux qui auront de quoi payer leur nourriture. La congrégation échappe ainsi aux lois régissant le travail salarié. Dans la mesure où les bénévoles payent progressivement leur hébergement, on ne peut pas les soupçonner de « travailler au noir. » Ce sont des personnes en formation religieuse. Ils ne font pas concurrence aux artisans ou aux ouvriers du bâtiment, puisqu’ils ne font que participer sur leurs deniers aux activités communautaires d’une congrégation religieuse dûment enregistrée. Pendant mon séjour il n’est pas encore question de payer d’écot. Ce qui est très apprécié de chacun des bénévoles ici.
La plupart sont âgés de dix-huit à trente ans.

Il semble cependant que la rotation des effectifs soit grande. Certains viennent pour quelques semaines, parfois on compte même parmi eux quelques rares mineurs âgés de seize ans environ sans leurs parents sur place. Ces derniers préviennent attentivement l’Abbé qu’ils enverront leur fils avec leur permission. D’autres bénévoles restent une année ou deux. D’autres enfin s’installent et obtiennent la permission d’entrer dans la retraite collective à venir. La durée de séjour est ainsi variable. La proportion de ceux qui vont effectivement faire la retraite collective, par rapport à ceux qui ont travaillé bénévolement ici, est sans doute de l’ordre d’un sur dix, ou d’un sur vingt. Il est cependant difficile d’affirmer précisément ce chiffre. Beaucoup viennent, puis repartent. Certains, très rares en fait, vont rester jusqu’au bout. D’autres bénévoles arrivent ici au dernier moment avant l’ouverture des retraites collectives. Ils obtiennent sans peine leur admission! Peut-être bénéficient-ils de leur fraîcheur et de leur enthousiasme, pour être ainsi préférés aux fidèles bénévoles des années de labeur au chantier... Étonnant système de sélection...

De vastes projets immobiliers sont en pleine effervescence : édification d’un tchorten de plusieurs mètres de haut rempli de reliques consacrées, monastère des filles, gros œuvre du temple qui attend les mille statues du bouddha... Les bénévoles travaillent énergiquement à réaliser tous ces projets immobiliers, parfois dans des conditions climatiques difficiles. Bref, les voilà occupés comme manœuvres du bâtiment : de 8 heures 30 à 12 heures 30, et de 14 heures à 17 heures 30, cinq jours sur sept. Au fur et à mesure que les travaux avancent, certains se spécialisent en peinture traditionnelle himalayenne, couvrant l’intérieur des autels nouvellement construits de fresques, de motifs circulaires polychromes et de représentations au pinceau des divinités traditionnelles. Ainsi ils donnent le maximum.

Parfois les deux communautés des bénévoles et des eurolamas éprouvent quelques frictions bien compréhensibles. Les bénévoles sont réunis pour leur vie quotidienne dans la salle de l’ancienne ferme, alors que les eurolamas bénéficient bientôt d’un réfectoire tout neuf. Les bénévoles dorment parfois dans des dortoirs à plusieurs. Ils doivent accueillir le bruit et la relative agitation de la salle partagée de la cantine. En revanche, les eurolamas sont logés dans les vastes chambres individuelles du monastère. Ils prennent leurs repas dans un superbe et vaste réfectoire encore à moitié vide, entièrement carrelé en gris perle. Ils bénéficient du confort du chauffage par le sol, permettant d’élever la température à plus de douze degrés... La vie des bénévoles est caractérisée par l’absence de séchoir à linge abrité de la pluie, pendant mon séjour. Le linge exposé aux intempéries peut rarement sécher le soir. Il faut souvent aux bénévoles remettre des chaussettes encore humides le matin. Les pieds trempés dans leurs chaussettes de laine, ils subissent l’humidité du climat de cette région. Ils vivent dans un bâtiment d’accueil sans chauffage. Un petit poêle sera installé quelque temps après mon départ de la communauté. Il permettra au moins de mieux faire sécher les vêtements mouillés. Un toit exigu sera installé aussi au dessus des étendoirs à linge extérieurs...

Quelques dizaines de mètres plus haut, le réfectoire des eurolamas est tout rutilant. On y dîne dans un calme apaisant. Les ustensiles de cuisine « inox » plus récents et adaptés contrastent avec les pauvres gamelles « alu » de la cuisine du bas et ses vieux réchauds. Ainsi deux mondes voisinent. Un univers clair et confortable des eurolamas, et juste au dessous dans la colline, le monde un peu sommaire des bénévoles. Ils construisent les résidences de leurs amis, sans pouvoir s’y reposer comme eux...

D’autres petits détails séparent les deux collectivités. Je dispose, comme chaque personne logée au monastère, d’un évier en kit et d’une arrivée de gaz communautaire dans ma chambre. Cependant, il est dénié aux bénévoles et aux moines qui n’ont pas fait de retraite de trois ans, de bénéficier du gaz et de l’eau courante. Ils arrivent pourtant dans la chambre par des vannes. La raison invoquée, et qui est choquante, est le fait que nous ne payons pas de participation aux frais mensuelle. La proximité des eurolamas bénéficiant de l’eau courante, froide et chaude, et du gaz communautaire, très utile pour brancher un réchaud, rend l’inconfort inéquitable.
Les bénévoles sont vêtus de vieux vêtements de chantier maculés de boue et de ciment. Les eurolamas, quant à eux, sont élégamment drapés de leur châle couleur bordeaux. Ils se déplacent gracieusement dans des sandales de cuir par les coursives de ciment bien abritées du monastère, et ne sont astreints à aucune obligation de travail.

Les bénévoles peuvent comprendre la part de rhétorique dans le bel idéal de compassion. Ils voient que la nécessité de produire, liée à la vie monastique, est assumée par eux-mêmes. Les eurolamas ont, semble-t-il, bien intégré le système. Ils se gardent bien en général de venir aider au chantier monastique! Ils l’ont fait cependant à de symboliques occasions, donnant un peu d’aide, quelques jours, pour les finitions des ermitages de retraites longue durée (douze ans ou plus). Ils viennent peu au réfectoire des bénévoles. Mais ils s’y invitent sans devoir s’annoncer. Ils sont donc les « maîtres »! Le « Très Précieux » justifie et semble encourager ce mode de vie stratifié. Il accueille ses anciens retraitants, les eurolamas, dans une image himalayenne classique. Ils peuvent proposer cette image aux autres, et faire selon elle. Ils incarnent les autorités officielles. On a ainsi l’impression que le souci omniprésent de la compassion, qui pénètre toutes les consignes est surtout une présentation de la nécessité de respecter les autres. Il semble que la pratique très favorable aux acquis sociaux des eurolamas s’habille du beau vocable altruiste.

Autour d’un soleil
Ainsi s’explique la prudence perceptible de certains observateurs en contact avec le folklore, l’apparat oriental et les manières un peu surannées des eurolamas! On a parfois l’impression que le style élégant et raffiné de leur lignée est assumé par les bénévoles et aussi par les moines sans expérience de retraite collective. Ces derniers s’identifient à ce paysage architectural et vestimentaire particulier, devant y rechercher l’image de leur engagement profond. C’est sans doute d’un idéalisme juvénile louable. La méditation a-t-elle besoin de ce temple titanesque, de ces mille exemplaires du bouddha alignés comme à la parade ? Ne vaudrait-il pas mieux construire des bâtiments pratiques pour tous, des salles confortables, et prévoir un emploi du temps adapté à chaque aspiration ? Peut-être certains bénévoles qui quittent le centre après quelques mois, ne peuvent-ils accueillir le style héliocentrique de l’organisation ?

Héliocentrique est un terme qui signifie que chacun se relie à un centre qui est comme un soleil. Et ici le centre c’est le maître, ou ses équivalents dans le panthéon des divinités, et dans la statuaire bouddhiste. Il est partout à la fois, dit-on. Plus on en est près, par son aspiration, sa dévotion, mieux c’est, officiellement. On bénéficie, en principe, de sa « chaleur » intérieure et de son « rayonnement » charismatique. Mais, aussi, plus tard, de meilleures conditions de vie! Les relations des disciples avec ce maître oriental sont peut-être un mode héliocentrique de lien social. Rester proche, avoir des liens quotidiens avec le « Très Précieux », se mettre aussi près que possible de lui dans les moments publics... Autant de signes d’une vie dévotionnelle. Elle agace sans doute certains, parmi les plus contemporains des bénévoles... En effet, la fraternité des nouveaux est battue en brèche par cette société sacerdotale à plusieurs vitesses.

Les moines sans expérience de retraite collective
Quand j’arrive au monastère, me voici réquisitionné à la cuisine. J’y épluche les carottes. Je lave les gamelles. Je sers la soupe. Après quelques huit jours, un autre travail moins contraignant m’est offert. Les carrelages du monastère sont en cours. On demande des apprentis. Je découvre le métier avec intérêt. Pour quelques semaines, je pose les céramiques dans les toilettes, les salles de bain et le réfectoire des eurolamas. Je travaille avec d’autres. Ils sont bénévoles. Je porte parfois une vieille robe de moine pendant les journées. Bientôt le Supérieur m’invite à assurer le standard téléphonique, le secrétariat et l’accueil des eurolamas. Je resterai cinq mois dans ce petit bureau vitré.

Ce poste d’observation est stressant, exposé mais très privilégié. Je n’y souffre pas des pluies, ni du froid. Je peux même « porter la robe » toute la semaine. Les autres moines sans expérience de retraite collective, que je fréquente dans ma vie quotidienne, vivent parmi les bénévoles. Ils doivent renoncer à se vêtir de leur robe pendant la journée au chantier. Ainsi ils travaillent, souvent dehors, dans les courants d’air. Ils connaissent le vacarme des outils de chantier. Ils sont soumis aux bavardages aimables des jeunes bénévoles. Isolés de leurs aînés, les eurolamas, dotés pourtant des mêmes engagements monastiques, ils assument le poids de cette conception du social. Ils ressentent sans doute la différence de traitement.

Peut-être ces nouveaux venus se disent parfois qu’ils subissent un examen. Leur capacité à accepter la hiérarchie et ses strates, servira à sélectionner les plus dociles, c’est à dire les plus jeunes souvent, pour la retraite de trois années. Il faut rester silencieux, ne rien opposer, avoir l’air heureux de tout. Alors peut-être aura-t-on accès aux retraites collectives. Le discours du monastère admet que ces souffrances sont une « purification ». Le karma soi-disant purifié du disciple est accueilli au travers des « épreuves ». Ce terme fait allusion à Mila, un des fondateurs historiques de la lignée à l’époque médiévale, dont les déceptions sont souvent contées comme autant de justifications de la souffrance. « Le karma se purifie! » Cette phrase simple semble contenter assez de bons cœurs, puisque notre bonne volonté ne manque pas, en général. Ces situations personnelles sont parfois fatigantes pour les moines sans expérience de retraite collective. Elles peuvent aboutir pour certains à une résignation. Ils adoptent, sans certitude pour leur admission dans la future retraite, le style de vie qui leur est proposé.

Il m’est donné un visage actif de la vie collective. Alors que je porte la robe rouge bordeaux et le châle je partage, comme les autres, la vie fiévreuse de travaux sans fin. Avec les constructions en cours, je m’oriente, avec mes camarades, vers les préoccupations positives liées au monastère. Je dois comme eux participer aux tâches d’utilité générale : nettoyage périodique du terrain gazonné, grosse vaisselle mensuelle de la cuisine collective. L’aspiration à un embellissement de ma conscience, sans doute illusoire bien sûr, qui me motive, se concrétise autrement. En réalité je dois donner de ma personne. Je transforme quelque peu mes propres aspirations pour vaquer aux nombreuses activités hebdomadaires qui s’avèrent indispensables dans une nouvelle congrégation en pleine croissance. Étonnement aussi, je rencontre des moments de doute qui m’étaient peu familiers, et cela de temps à autre. Comme si ce contexte m’y prédispose parfois. Ainsi la présence dynamique, de camarades d’ailleurs fort aimables et sympathiques, alterne avec une réflexion sur mon choix.

La force de ce mode de vie, par ailleurs empreint de tendresse individuelle, modifie les habitudes méditatives quotidiennes que j’ai développées les années précédentes dans une vie préservée et individualisée. Je prends le temps de découvrir ce nouveau monde. Souvent, il me semble que nous donnons notre bonne volonté pour apaiser le tourbillon de croissance de ce projet. La convivialité, les sentiments de respect et de bonne entente sont l’huile que nous déposons dans les mécanismes sociaux de ce monastère en pleine naissance.

Cette présentation est personnelle. Pour tous, la période est très féconde et souvent joyeuse. Pour nous les moines sans expérience de retraite collective, qui venons explorer un choix de vie spirituel, la situation est intéressante. Bien sûr, je me réjouis avec ces nouveaux compagnons de ce quotidien partagé, de ces projets communautaires tout neufs. En filigrane, je sens, qu’en ce qui me concerne, c’est une manière de cultiver autrement le jardin de ma vie individuelle et de réorienter mes choix essentiels. La direction des chantiers de la congrégation ne fait guère de concession à ce souhait personnel de me reposer un peu d’une vie si active et curieuse de découvrir le monde. Le travail quotidien, six heures trente par jour, se substitue à la méditation, et surtout au sentiment de détente intérieur que j’ai espéré stabiliser et approfondir. Je rencontre « le tourbillon » de nouveau, avec un autre angle de découverte, voilà le sanctuaire que je découvre!
Pris par les horaires, je n’ai pas le temps de librement arrêter, ne serait-ce que pour quelques heures, ma journée. Ainsi les jours de semaine comportent des moments de repos peut-être trop exigus pour méditer, voire même pour me détendre complètement.

Le choix de vie monastique que je contemple à partir de mes voyages et de mes amitiés avec des moines d’Asie se révèle peu praticable tel quel. Nous sommes tout simplement associés aux bénévoles. Mais nous sommes séparés d’eux par nos engagements et notre choix de vie monastique. Ce paradoxe nous rend fragiles tout simplement. Ni vraiment préservés par un style de vie serein — comme l’auraient été des moines d’Extrême-Orient par exemple, ni vraiment enthousiasmés de cohabiter avec la vie laborieuse et collective, nous essayons quand même de trouver une voie personnelle au milieu des autres. Comment méditer au quotidien dans le tourbillon de joie et de plaisir que je partage avec mes camarades dans ce projet ? Mon propre but, celui de vivre en moine serein et méditatif, paraît se trouver ailleurs.

Heureusement il y a mes amis, ces moines qui doivent, comme moi, construire d’abord les monastères, avant de songer à eux-mêmes... Leur gentillesse, les affinités que je partage, leur simplicité, et en bref leurs belles qualités individuelles, me rassurent sur le choix que j’ai fait. Cela m’encourage. Ils sont ainsi les principaux exemples qui enrichissent ma connaissance du bouddhisme. Certains soirs, nous pouvons nous retrouver à converser calmement dans la coursive jouxtant nos chambres alignées dans la même aile du monastère.
À l’occasion, nous nous invitons mutuellement pour un goûter avec des biscuits dans nos chambres respectives. La qualité délicate et sensible de nos conversations, la parfaite conduite de chacun, les humours des uns et des autres, nous amènent à nous retrouver à l’unisson autour d’une tasse de thé. Ce sont bien sûr les meilleurs moments. Je rencontre aussi ce que je suis venu chercher au monastère : une vie significative et contentée, des amis soigneux, nobles, attentifs dans leur courtoisie et leur contact avec les autres. Bref, la vraie rencontre de l’autre est possible.

Nous ne nous plaignons pas de nos conditions de vie, bien au contraire, tout heureux que nous sommes de découvrir, avec la robe bordeaux du bouddha, le mode de vie que nous désirons connaître. Il me semble agréable de travailler ainsi. Tout est quand même offert : séminaire de méditation le samedi, enseignements le dimanche, cours de tibétain en milieu de journée chaque jour, entraînement aux diverses pratiques rituelles les soirs après dîner. Cela occupe mes précieuses pauses de repos.

Les engagements du moine sont parfois difficiles à pratiquer. La vie est trop affairée ici. Les conditions semblent éloignées de l’idéal contemplatif. La force vitale n’est pas le moteur de la vie monastique. Pour les bénévoles au contraire la vitalité constitue l’expression par excellence. Les moines ont, ici comme ailleurs, une sorte de préférence pour le calme, la paix, le silence et la douceur.

Leur courage est sans doute discret. Ils accueillent l’épreuve du chantier de construction en extérieur sans se plaindre, alors que tout en eux invite déjà à la méditation. Leur place ici est exiguë, alors qu’ils ont le potentiel pour enseigner. Cependant, cela leur est parfois déconseillé. L’ordre de préséance vis-à-vis des eurolamas les en empêche. La retraite collective constitue le bâton de maréchal incontournable.

Les moines sans expérience de retraite collective vivent leur engagement en en découvrant les contradictions trop tôt. Ils voient une population hétérogène d’eurolamas, dont ils perçoivent attentivement les limites humaines. Cette précision dans le regard fait des moines sans expérience de retraite collective des spécialistes du monastère. Ils voient tout. Ils ont développé des qualités contemplatives. C’est cette précocité qui les a encouragés à devenir moines. Il apparaît que leur vocation est souvent plus individuelle.

Ce que deviennent mes amis moines
Sur sept, quatre d’entre les nouveaux moines disposant de la complétude de la transmission monastique n’auront pas connu au final l’intégration communautaire. Ils auront consacré l’essentiel de leurs efforts à un travail quotidien et à un chantier de construction...
Ils sont restés travailler jusqu’à l’ouverture des retraites. Ils n’ont pas eu de possibilité d’admission, après tous ces efforts. Aujourd’hui nous voyons le récit des dernières années avec plus de distance. Il nous semble que le désarroi qu’ils ont dû ressentir à l’issue de ces années de bénévolat, est temporaire. Ils poursuivent des vies autonomes. Ce sont des personnes qui expriment un potentiel créatif et évolutif. Peut-être est-ce leur perspicacité qui leur a valu d’être écartés du processus d’intégration communautaire ? On trouve vers la fin de la partie précédente, livre premier du présent ouvrage, les parcours ultérieurs de quelques amis qui, après moi, ont quitté le monastère, les uns après les autres. Rares sont ceux qui reviennent, et qui tentent à nouveau leur intégration à la retraite suivante, trois ans et demi plus tard.

La place de chacun
Les sentiments de fraternité s’inscrivent dans un groupe où les individus sont encouragés à se faire sociables. Les délicates qualités à épanouir des individus se fondent parfois dans la vie collective. Il est préféré une orientation libre d’attachement à sa propre identité. La fraternité se heurte ici à des contraintes. Le principal est hiérarchique. Il est lié aux différences de traitements entre les personnes. On note une pyramide du pouvoir caractéristique des autorités. En voici, ci-après, la stratification pour les hommes.

En haut de la lignée trône un jeune garçon : « le Suprême » d’origine himalayenne. « Émanation » officielle « du bouddha » et chef spirituel, chacun lui doit obéissance. Il supervisera dans quelques années plusieurs autres monastères répartis dans le monde, ainsi que de nombreux centres bouddhistes en Europe. Pour l’instant, étant encore très jeune, il laisse son régent lui enseigner les méthodes.

Cet homme d’origine himalayenne, dans la cinquantaine, vit également en Inde le plus souvent. Il est le régent de Félicité. Il a, lui aussi, un ascendant protocolaire sur le « Très Précieux. »
En descendant dans la pyramide du pouvoir, on trouve le « Très Précieux, » qui impulse ce monastère. Il use peu de son autorité. Sa présence suffit le plus souvent à motiver chacun. Elle harmonise une énergie collective considérable... En dessous son « Dauphin » européen dirige et choisit, il assume le quotidien avec discrétion.

En parallèle, quelques-uns parmi les eurolamas, les enseignants des centres de retraite (droupœnla), bénéficient d’un statut à part. Ils représentent surtout la tradition, et la vocation à implanter celle-ci sur place, au fil des générations de retraitants.

Le Supérieur du monastère s’intercale à ce point. Il dispose d’un contrôle et surtout de l’animation quotidienne. Il est officiellement reconnu comme le responsable de la congrégation monastique par l’administration nationale du bureau des cultes. Il dispose de la signature de compte(s) bancaire(s) de la congrégation. (À noter l’existence d’une autre structure officielle, celle-là associative, qui centralise les fonds des retraitants de trois ans.) Ces quelques dirigeants ci-dessus concentrent l’essentiel du pouvoir et des prérogatives.

Viennent ensuite les eurolamas dans l’ordre de préséance. Ce sont tous les autres moines sortis de deux retraites collectives de trois ans, ou d’une seule retraite de trois ans. Enfin les moines sans expérience de retraite collective servent tous ceux qui sont cités précédemment.
Tout au bas de la pyramide : les bénévoles, des personnes sans engagement monastique, constituent une riche pépinière de talents et de motivation. Ils apportent la vitalité, la jeunesse et la joie, pour mener à bien les projets immobiliers et artistiques de la communauté. Certains parmi eux renouvelleront un jour ses cadres via la retraite collective de trois ans. Ils deviendront alors des eurolamas (droupla) en quatre à sept années de plus. Pour ce faire ils devront accepter de vivre ici. Ils devront aussi adopter la robe et les vœux de moine à la sortie de leurs futures retraites collectives.

Les relations humaines, et les sentiments sont habités par le prestige et par l’obéissance. Chacun peut contrôler ceux qui sont en dessous. Mais on doit une subordination sans faute à ceux qui sont au-dessus. C’est la dévotion particulière à cette lignée. Elle revendique la priorité de la dépendance au maître et à ses suivants. Ainsi il ne s’agit pas d’une fraternité au sens où les Européens aujourd’hui pourraient l’imaginer. On perçoit les limites dans l’égalité des disciples : la hiérarchie est très forte. On découvre que la fraternité est aussi à inventer : la fusion dans une dévotion collective apparaît comme un chemin qui soumet en réalité aux uns (plus hauts dans le lignage), et qui permet d’exercer une influence sur les autres (plus bas dans celui-ci).







LEURS IDÉES


La plaisanterie est bien connue dans le monde extrême-oriental. Elle distingue les deux types de formation bouddhiste. On y évoque le voyage de deux moines. L’un est issu d’un monastère où l’on pratique l’enseignement classique du bouddha et de ses textes. L’autre est tantrique, et appartient à une école bouddhiste de yoga intérieur. Ils arrivent en barque au bord du rivage. Hélas, un gros chien aboie furieusement et menace de les mordre s’ils débarquent comme ils en ont l’intention. Pour apaiser l’animal, le moine tantrique se redresse. Avec conviction, il prononce des formules rituelles de protection en sanskrit. Il joint ses mains en donnant à ses doigts un pouvoir intimidant. Il se visualise comme s’il était une divinité, et il voit le chien en l’imaginant comme son protecteur. Le chien est tellement perturbé par ces simagrées qu’il devient féroce. Il ne reste plus qu’à l’autre moine, fidèle à l’enseignement simple, de sortir un gâteau de son sac et de le donner au chien. Ce dernier agite de suite sa queue en panache et mange joyeusement. Nos deux moines peuvent aborder en toute sécurité. Le chien leur fait fête et les accompagne un bout de chemin en ami.

Le tantrisme & ses hypothèses
Le Dauphin du « Très Précieux », son principal disciple, me sourit un jour. D’une main sympathique, il se saisit aimablement de mon châle plissé sur mon épaule. Il me dit avec jubilation : « Accroche-toi bien à mon châle, Ananda, je t’emmène aux enfers. » Il m’a appelé Ananda, de manière amicale, comme le serviteur du bouddha en son temps. Mais le voyage qu’il me propose, par cette belle énigme, est somme toute étrange pour un moine. J’ai l’occasion bien souvent de réfléchir à sa proposition et de mieux la « bouder. » On comprend que cette promenade imaginaire ne m’enthousiasme pas. Le tantrisme comporte-t-il une part aussi profonde ?

Les disciples, en général, sont motivés par la recherche bouddhiste, plus que par l’attrait tantrique des expériences d’éveil intensifiées. La pratique de l’éthique, de l’altruisme et de la compassion constituent pour eux les bases indispensables de la méditation. Ils découvrent le tantrisme progressivement, sans le demander, pour beaucoup. Ils l’entr’aperçoivent, suite à leur apprentissage des pratiques rituelles collectives au monastère, quand ils y sont encore jeunes bénévoles. Et, bien sûr, leur intégration éventuelle aux retraites collectives de trois années sur place sera une préparation excellente. Certains pourront garder des engagements locaux en tant que moine, soit pour toute leur vie, soit pour les quelques années de la retraite en groupe. Cela permettra la transmission continue du tantrisme par le moyen de ce monastère bouddhique.

Le lecteur se demande ce que signifie sans doute le terme de « tantrique » ou de « tantrisme » appliqué à un monastère bouddhiste. Il faut revenir à la diffusion de l’enseignement du bouddha depuis deux mille cinq cents ans pour le situer. Le bouddhisme a pris trois formes principales et une multitude de formes diverses. On distingue aujourd’hui le premier fondement historique de sa vie monastique et contemplative en Asie du Sud-Est principalement (Sri Lanka, Cambodge, Thaïlande, Birmanie...)

La conduite éthique en est le principe, et les textes des enseignements oraux du bouddha y sont les principaux supports de la culture spirituelle. Un enseignement plus quotidien, peut-être plus adapté à la vie laïque, s’est implanté ultérieurement en Chine, en Corée, au Japon, mais aussi au Vietnam... On l’appelle le grand véhicule par contraste avec ce premier enseignement. Il intègre l’idée d’une activité généreuse et de compassion. C’est-à-dire qu’il convient mieux au monde où les échanges commerciaux se sont développés. Enfin, certains anciens rites yogiques comportant la visualisation de divinités, dont certaines sont peut-être d’origine hindoue, ont migré en partie du monde indien dès le huitième siècle après Jésus-Christ.

Ils sont aujourd’hui établis dans le monde himalayen et transhimalayen (Tibet, Bhoutan, Sikkhim, Népal, Mongolie...) Ils s’y sont développés ensemble avec les doctrines des deux autres « écoles » bouddhistes précédemment mentionnées, et y restent mêlés. Cet assemblage est devenu en quelque sorte le bouddhisme himalayen. Ce dernier est désigné des trois termes synonymes suivants : vajrayana (véhicule adamantin), ou encore mantrayana (véhicule des formules sacrées) ou enfin tantrayana (véhicule des continuités des lignées de transmission initiatique). Il s’agit du tantrisme bouddhiste. En effet, pour compliquer encore, il existe aussi un tantrisme hindouiste.

Le bouddhisme himalayen comporte donc également les formes de spiritualités de chacun des trois mouvements dont il est la sédimentation dans le temps : petit véhicule des anciens patriarches du bouddha, grand véhicule de l’Extrême-Orient et véhicule tantrique. On y trouve des paradoxes évidents : dignité des moines réputés abstinents, et pratique des visualisations de divinités enlacées en des couples érotiques. Compassion active dans la vie quotidienne et retrait du monde...

Bref, ce tantrisme, ou plutôt ces tantrismes, ont accueilli l’ensemble du corpus bouddhique. Cela leur donne une sorte de flexibilité propre à faire face à toutes les situations de la vie! On ne peut dire beaucoup plus. Le tantrisme repose en effet sur la préservation du secret par le disciple. On ne connaît donc, de ces disciplines yogiques, que la superficie et le rituel. On ne peut deviner le but secret de ces pratiques, ni leur cœur, sans en être devenu soi-même un adepte confirmé. Et même la compréhension qu’on en retire dépend seulement du niveau même de la pratique réelle. C’est-à-dire qu’il faut reconnaître qu’on ne sait pas grand-chose du tantrisme bouddhique.
Bien sûr, on dispose aujourd’hui des textes fondamentaux sur ces rituels, et même de parfaites tentatives de traductions dans nos langues occidentales. Cependant, ces textes ne nous donnent pas la clé de la réalité sans pratique. La pratique dépend de nous, de notre relation à un maître qualifié, de ses explications très détaillées, de l’apprentissage, et de notre vitalité inconsciente. Quant à la maîtrise du rituel lui-même et de son yoga intérieur, elle prend de nombreuses années pour se parfaire.
Le but du tantrisme bouddhique est officiellement, selon les enseignants eux-mêmes, d’atteindre à la pureté de l’éveil ultime en un temps bref, c’est-à-dire peut-être quelques « existences successives. » Il nous faut bien sûr dégager cette promesse de son enveloppe de marketing religieux.

Que signifie cet éveil ? Il faudrait le vivre pour le savoir. Et, le sachant, il est fort probable qu’on serait peu compris de ses contemporains! Il nous faut donc renoncer à comprendre. Il nous faut même admettre la confusion qui entoure la notion même de tantrisme bouddhique. Les maîtres, les textes, les disciples explorent, chacun à sa manière, ce champ qui semble extraordinairement vaste. Il est normal qu’une image simple de ce courant spirituel n’existe pas. L’auteur préfère ici ne pas définir davantage. Il suggère au lecteur de se faire sa propre idée par lui-même s’il le désire. Il se contente de feuilleter ici la narration succincte de sa propre rencontre individuelle avec cette spiritualité.

En théorie le tantrisme est un moyen rapide qui atteint directement des ressources vitales et psychosomatiques concentrées en certains points du corps humain. Il dégagerait le potentiel propre à ces points. Il assurerait au disciple une transformation de son expérience consciente, au même titre que de son expérience inconsciente. Il existe bien sûr une sorte de cartographie simplifiée de ces points et des canaux énergétiques qui les relient. Il semble que les lieux physiques de la cavité anale, du périnée, et du sexe pour les hommes soient particulièrement riches en potentiel tantrique. La région du cœur et d’autres zones sensibles du corps seraient également concernées. La colonne vertébrale, surtout à sa base, serait parmi les plus vitales. S’agit-il d’un système qui se superposerait à celui de certaines acupunctures chinoises ?

A-t-il la même géographie subtile que les schémas issus des enseignements de certains yogas indiens ? Nous ne pouvons répondre oui. Les mots utiles pour définir ce tantrisme bouddhique sont : « tiglé », « tsa » et « lung. » « Tiglé » comme « tsa » évoquent la concentration de vitalité, de sérénité et de félicité efficiente en certains points du corps humain. « Tsa » évoque la circulation. Il se pourrait que celle-ci obéisse à un dynamisme très subtil. « Tiglé » évoque plutôt l’aspect de grain, que peuvent prendre ces ressources vives de l’homme. Il y a bien sûr aussi une géographie subtile pour la femme. Il semble que si la richesse masculine est dans certains de ses « tiglé » génitaux, la force féminine consiste à pouvoir rencontrer ces derniers. Il se pourrait que la femme dispose d’une compatibilité intérieure pour unir ses propres émanations vitales à celle de son intime ami.

S’agit-il de ressources stables ? Pourquoi la science médicale occidentale n’en parle-t-elle pas ? Nous ne savons pas. « Lung » évoque un flux. On utilise parfois ce terme de diverses manières. Peut-on affirmer qu’il est libéré comme une sorte de souffle subtil, lorsque ces amas en réseau sont ouverts ? Un autre type de potentiel est-il, lui aussi, rendu disponible lorsque les « tsa », les circulations des souffles subtils, sont transformées ? Les techniques tantriques permettent-elles effectivement d’ouvrir, de faire circuler, et de libérer ces ressources ? Il se peut que notre présentation soit une terrible et banale caricature d’un processus infini.
Nous suggérons ici de ne pas admettre ces notions sur la seule base de cette présentation personnelle. Il nous semble que le dalai lama a diffusé depuis longtemps, dans ses nombreux ouvrages traduits dans nos langues, quelques éléments qui corroborent cette vision du tantrisme bouddhique. Je me souviens en particulier de l’étonnement qui me saisit lorsque son propre ami, un très vieux maître d’origine himalayenne, nous donna la clé pour comprendre la formule du « guru-yoga » (dévotion au maître) d’un haut rituel tantrique appelé « kalachakra. »

Nous étions à Barcelone quelques-uns à être restés huit jours de plus, après l’initiation à ce monde tantrique donnée par le dalaï lama. Nous étudions les premiers pas de cette pratique très caractéristique des rituels tantriques supérieurs, avec ce maître qu’il avait invité en Espagne à cet effet. Ce vieux lama très qualifié nous dit sans ambages que la pratique de la formule sacrée de ce tantrisme (mantra) se comprenait d’abord au niveau de l’anus, tout simplement! Il nous fallait ici souligner le lien du tantrisme avec le corps humain, et ses secrets, voire ses potentiels ataviques.

Un nouveau monastère tantrique : Félicité
C’est une de ces écoles anciennes qui se déplace du monde asiatique au monde européen avec le monastère de Félicité. Il s’agit de l’un des nombreux lignages de yoga tantrique. Il comporte un panthéon de divinités à imaginer comme fusionnant avec notre propre forme, ses formules en sanskrit (mantra) à répéter longuement, et ses exercices de yoga intérieur à apprendre afin de modifier le flux des souffles subtils. Bien sûr un maître en détient officiellement les charismes, les garde secrets, et les transmet.
Au contact personnel du « Très Précieux », j’ai ainsi l’occasion, sans doute assez rare aujourd’hui, de mieux comprendre le passé de cette école initiatique. C’est donc la première introduction importante du bouddhisme monastique de tradition tantrique himalayenne en Europe. Il aura fallu un millénaire environ pour que ce type d’école arrive en Europe. La nouveauté qu’apporte le projet de Félicité est que ses futurs lamas sont internationaux. Ils transmettent ici un tantrisme himalayen, sans grande adaptation culturelle des rituels.

L’absence des textes anciens attribués au bouddha dans la pédagogie
Le monastère offre aux aspirants de multiples possibilités de pratique à découvrir. En revanche, les enseignements initiaux du bouddha sont rarement étudiés intégralement. Les cours donnés dans le temple pendant la fin de semaine y font bien sûr constamment référence. Cependant, les textes eux-mêmes ne sont pas disponibles pour les disciples. Nous écoutons des conseils spirituels avisés, sans disposer entre nos mains du matériel original dont ils sont issus.

Ainsi pendant l’année où je réside au monastère, il ne m’est pas offert d’écouter les quatre vérités de la souffrance à partir du texte fondamental. C’est le premier sermon historique du bouddha qui ouvrit ainsi son sacerdoce pour la première fois à Sarnath en Inde, peu après avoir réalisé le sens de son enseignement.[1] Il stipule que la condition de la vie organique est une expérience frustrante, de par la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. Cette souffrance apparaît dans l’impermanence de notre bonheur lui-même. C’est le premier point parmi les quatre : la vérité de la souffrance. Le deuxième stipule que c’est notre désir, mû par notre incompréhension de la nature illusoire de notre expérience humaine, qui est à l’origine de la souffrance. Ainsi c’est notre ignorance fondamentale qui est responsable de notre passion pour les expériences sensorielles. C’est la vérité de l’origine de la souffrance. Le troisième point évoque la possibilité de faire cesser ce cycle qui nous donnerait des incarnations illusoires et successives en tant qu’être ballotté dans les mondes matériels. Il existerait un au-delà de la souffrance, une extinction des formations actives qui nous entraînent vers d’autres sensations, d’autres expériences et d’autres vies à venir. C’est l’idéal de la réalisation selon le bouddha. Il affirmait l’avoir atteint dans sa vie méditative. C’est la vérité de la cessation de la souffrance selon ce fondateur. Enfin il reste à trouver le chemin de cette cessation de la souffrance. C’est le quatrième point. Il stipule que la voie de l’émancipation de la souffrance passe par un octuple choix de vie juste: perspective, pensée, parole, actions, mode de vie (métier honnête par exemple), efforts, concentration méditative, et compréhension profonde de la nature de la réalité ultime, c’est-à-dire la sagesse. C’est la voie de la cessation de la souffrance ou encore la quatrième vérité selon cette doctrine.
Il me serait utile de connaître cet enseignement en détail, puisqu’il fonde tout le bouddhisme. Or nous devons écouter des commentaires abrégés, à la place de ce texte par ailleurs fondamental pour les élèves d’autres institutions monastiques.

Je me demande pourquoi il n’y a pas d’université bouddhique au monastère. Il m’est souvent répondu, fort judicieusement d’ailleurs, que la méditation est première, et que les concepts, fussent-ils fondamentaux, peuvent nous enorgueillir, nous complexifier dans notre intellect, mais pas nous accompagner dans nos méditations! Je découvre que c’est en effet un « danger », mais qui n’est rien en comparaison du risque évident de rester dans l’ignorance... Je mesure le faible impact du texte bouddhiste original dans la formation monastique à Félicité.

Ma curiosité naturelle me pousse vers une compréhension des textes comme préalable à tout engagement monastique. Il me faut comprendre ce que le bouddha a dit, ce par quoi il a commencé ses enseignements, afin de pouvoir me situer, m’orienter et me définir en relation avec ces sermons bien connus, puisqu’on les trouve désormais dans les librairies. Ainsi je suis étonné de ce paradoxe : les visiteurs qui passent, en savent souvent plus long que moi sur le bouddhisme grâce à leur lecture attentive des nombreux livres qui sont désormais disponibles. Mon temps de loisir étant pris par toutes sortes de pédagogies pratiques au monastère, je n’ai guère le temps d’approfondir les bases.

Sans doute la vertu de l’ignorance dans laquelle nous sommes des textes du bouddhisme est d’encourager au contact avec les quelques pédagogues du centre. Pour moi l’expérience personnelle est toujours à enraciner dans des fondements objectifs, voire explicites. Je ne peux tout à fait m’en remettre à la richesse dévotionnelle, d’ailleurs fort bien enseignée, transmise lors des sessions de fin de semaine. Il me faut voir les apports des divers courants historiques qui se sont succédés. Quelle est la part du bouddhisme ancien ? Quelle est la part de ce grand véhicule de la compassion familier des Extrême-Orientaux ? Quelle est la part du tantrisme dans la conception du monde qui nous est offerte ? Je dois étudier par moi-même. Or, pris par le travail et par les intéressants apprentissages offerts, je n’ai ni le temps de méditer dans ma chambre, ni celui d’approfondir.

Combien parmi les moines connaissent ici les douze liens de l’interdépendance, le grand thème de l’enseignement du bouddha ? Il n’est pas enseigné au monastère pendant la durée de mon noviciat. C’est un des fondements bouddhiques essentiels. Il est indispensable de le comprendre en détail. Je dois le découvrir par moi-même et grâce à d’autres sources. Je suis, en effet, abonné, depuis quinze ans bientôt, aux petits ouvrages trimestriels issus de la Buddhist Publication Society de Sri Lanka.

En voici les principales notions. Le cycle de la vie met en scène douze dimensions, liées en boucle mais aussi mutuellement. Il stipule que ce mouvement n’a ni début, ni fin et comporte l’ignorance comme lien profond. Celle-ci cause l’émergence de la conscience en mode distinctif comprenant dénominations humaines et phénomènes extérieurs du monde. Cette représentation tend à figer notre système cognitif disposant de sens. Le corps intègre les perceptions à travers l’interprétation des données sensorielles. Ainsi notre contact, notre expérience du monde, est-elle spécifique à notre organisation cognitive et émotionnelle. Nos sentiments, nos impressions plaisantes ou déplaisantes se passionnent : nous désirons le plaisant et nous rejetons le déplaisant. Quant aux stimulations sans effet, nous en sommes indifférents.

Cette saisie du monde, et de notre propre expérience, tend à enraciner le cycle du devenir, c’est-à-dire notre propre histoire personnelle et interdépendante avec tous les phénomènes qui nous modèlent. Naître, grandir, vieillir et mourir apparaissent ainsi issus de ce désir humain. La dynamique de ce cycle est qualifiée « d’action » (karma) puisqu’elle tend à continuer et à se transformer, à être le flot de notre propre vie. Ces douze liens interdépendants sont ainsi dans leur ordre causal les suivants : (1) ignorance, (2) formations de la volonté (karma sankhara), (3) conscience, (4) nom et forme, (5) bases organiques des sens & champs phénoménaux de ces sens dans le monde, (6) contact, (7) sensation, (8) expérience sensorielle passionnée, (9) saisie de celle-ci, (10) devenir, (11) naissance, (12) vieillesse & mort... Et puis on reviendrait par la mort vers la prochaine vie à travers l’ignorance de nouveau... Le bouddha insista sur l’intérêt pour ses élèves de cette perspective très réaliste, voire favorisant la quiétude et la prudence vis-à-vis du désir des sens.[2] On pourra lui reprocher de décrire l’homme comme un être sans projet, ballotté par les passions de son passé. C’est probablement une perspective réductrice de la fresque évolutive de la vie dans l’univers.

Cette absence de cours quotidien orienté vers la connaissance des textes classiques est sans doute une des dimensions essentielles suggérant des divergences profondes de Félicité avec l’enseignement historique du bouddha. Cependant, il y a des exceptions. J’ai le bonheur de connaître à Félicité un moine nord-américain qui connaît ces sermons, pour les avoir étudiés par lui-même.

La paradoxale juxtaposition du bouddhisme & du tantrisme
Lors de ses enseignements publics le « Très Précieux » donne en général les règles de vie selon sa perspective altruiste issue du bouddhisme. J’ai à ma disposition, dans la chambre que j’occupe au monastère, toute l’audiothèque disponible ici. Elle m’a été confiée par l’abbé de la congrégation qui la gardait dans son bureau auparavant. Elle comporte même les bandes magnétiques les plus anciennes de ses sermons.

J’y découvre que notre lama répète inlassablement le même canevas pour ses cours publics. Il s’agit pour l’aspirant à l’éveil de privilégier le bienfait des autres, qui sont comme « ses mères des vies antérieures. » Mais ce bienfait ne peut s’exprimer que si l’on se confie au bouddha, à ses enseignements et à sa communauté. Paradoxe, on peut quitter le mondain afin de délivrer les autres de la souffrance du monde. La reconnaissance des émotions, puis la transformation des cinq tendances de l’inconscient — désir, colère, ignorance, jalousie, orgueil — deviennent le chemin. L’esprit doit être pacifié, puis connu par la méditation. Une posture assise en sept points, qui semble assez particulière au « Très Précieux, » permet une grande puissance concentrée. Il s’agit de redresser le dos et de bloquer, du dos des poignets, les circulations subtiles de part et d’autre du pubis, avec les bras tendus en hyperflexion. Les difficultés de l’esprit sont prises comme des supports de méditation.
Dans une autre pratique, les autres sont aimés au travers d’une pratique de respiration, où l’expiration donne symboliquement du bonheur, et où l’inspiration ôte leurs souffrances. Le disciple fait des souhaits multiples, en utilisant le monde traditionnel himalayen pour son imaginaire. Il explore progressivement la nature de la réalité. Elle est dans une certaine acception, illusoire mais riche de multiples expériences. Savoir mourir consiste ainsi en une longue préparation de toute une vie, où l’état de renaissance en une félicité appelée « Dewatchen » est présenté comme possible...

Enfin seule la foi, la dévotion intérieure pour le maître tantrique de la lignée permet, selon lui, d’arpenter cette voie ultime appelée « grand sceau » (skt : mahamudra). Telles sont quelques-unes des grandes thématiques chères à l’enseignement de la vacuité.

Il reste au disciple à s’approcher tant du maître que de ses disciples. Il découvre alors, soit dans sa vie quotidienne, soit au cours de retraites, courtes ou plus longues, individuelles ou collectives, comme à Félicité, que l’enseignement bouddhique sert de catéchisme, de discours, de rhétorique qui entoure et cache parfaitement les secrets du tantrisme de cette branche. Ce dernier a bien sûr des rituels éblouissants, il s’appuie sur un apprentissage progressif de toute une gestuelle, et d’une intégration du mouvement des mains, de l’assise méditative, de la visualisation des « divinités », et de la récitation en tibétain...

Cependant, il s’avère que les disciples les plus proches du « Très Précieux » ne recourent pas toujours au rituel. La formule qu’utilise parfois la Vénérable yogini, responsable de l’enseignement aux retraitantes de trois ans, est celle de « recueillement. » Je constate en étant familier de sa propre chambre, où elle me reçoit fréquemment à l’issue de mon séjour monastique, que les portes de son petit autel en bois clair, un meuble de bibliothèque en réalité, acheté par correspondance à La Redoute, ces battants ne sont pas encore posés. Elle se contente de ce meuble en cours de montage pendant plusieurs mois : à chacune de mes visites, je constate que son autel n’a pas été complété. Ainsi il semble que la Vénérable n’accorde qu’une importance relative au rituel et aux formes extérieures du tantrisme.
Je le suppose de plusieurs de ses condisciples masculins ou féminins les plus introduits... Il nous faut donc percevoir la structure de l’expérience au monastère.

Les apprentis sont attirés par la perfection et la simplicité, celle-ci éclate dans la clarté des enseignements publics. Ces derniers puisent essentiellement au bouddhisme ancien des patriarches et surtout au grand véhicule de la compassion. Puis, ceux qui font le pas et qui s’installent comme bénévoles, comme moines, comme retraitants à proximité du monastère ou à l’intérieur de celui-ci, explorent, progressivement, presque incidemment souvent, les extases et les méditations tantriques. Il leur semble que leur corps accueille un « infini potentiel de bonheur » ou « d’ouverture intérieure. »
Cette découverte se produit avec ou sans assistance des rituels. Dans ce cas la méditation se produit progressivement à l’issue de la pratique elle-même. Il est probable que cela dépend des personnes. Il semble que, pour la plupart, cette période initiatique heureuse ne puisse durer toujours, contrairement aux promesses religieuses de cette tradition.

Je constate que les plus anciens ne paraissent plus aussi réjouis, ni même enthousiastes. L’un d’eux me confie près du parking « tu sais, tout le mérite est dédié » d’un air las de quelque fatigue humaine qu’il n’est pas impossible de subodorer... Un autre moine compte parfois sur sa moto « Ténéré » 600 cm3 pour goûter au bonheur, et c’est même l’abbé de la congrégation monastique, un des plus anciens disciples du « Très Précieux. » Plusieurs encore, qui posent, exemplaires, sur les photos officielles des brochures, sont bien connus des clubs de convivialité... Le discours de cette institution religieuse, en revanche, est très arc-bouté sur l’impérieuse nécessité de donner une image extraordinaire de pureté et de chasteté à tous.

Les adeptes ne tarissent pas d’éloges sur la supériorité de leur système philosophique, sur la vertu de leurs eurolamas, et aucune entorse au secret n’est généralement possible vers l’extérieur. Les offrandes des bienfaiteurs aux moines tariraient quelque peu, si les premiers découvraient des exemples de vie « libérée. » Au point que la communauté de Félicité est un peu exigeante pour tous ses fidèles, et tous ses amis, car chacun doit officiellement adorer, respecter et obéir, en se voilant si nécessaire la face, sans accepter la réalité ordinaire qui pourtant existe tout autant que les ors et les tambourins mélodieux... Il semble même que les nouveaux soient porteurs d’un message d’altruisme plus perceptible, plus sincère, et souvent très exemplaire. Ils trouvent, pour certains, « l’initiation de la félicité » sous des formes sans doute très variées, à l’issue de cet engagement initial, mais combien la garderont toute leur vie ?

Lesquels resteront sincères comme au début ? Ceux qui vont s’intégrer au monastère, en tant qu’eurolamas, devront en effet adopter le langage du bouddhisme afin de communiquer avec le public. Ils devront même l’enseigner. Ils auront à faire l’expérience de deux praxis totalement polaires. D’un côté le bouddhisme monastique insiste sur la nécessaire frugalité sexuelle, sur le fait que c’est le désir qui nous enchaîne au monde cyclique de la souffrance... Quant à lui, le tantrisme est le plus permissif des vecteurs subtils de la félicité. Il attire le disciple vers une prédilection intime qu’il lui révèle... Il établit ce dernier dans « des états de béatitude, de perfection, si élevés et si remarquables, » que bien peu de débutants pourraient s’en détourner ou les bouder...

Il est donc clair que le moine, ou la moniale, vit deux mondes. Il, ou elle, explore les félicités, solitaires en général, de ses « recueillements » dans sa chambre. En revanche, il, ou elle, doit à l’extérieur, dans ses contacts avec des visiteurs ou des proches, prêcher le détachement, la pureté et le renoncement.
Il y a donc une sorte d’incongruence d’orientation qui donne au lamaïsme que je découvre son style inimitable et drôle. Peut-être, peut-on rapprocher cela de ce que les Anglo-saxons qualifient de « double standard », d’une éthique à deux logiques pour le social et pour la vie privée.
Pour les littéraires, une autre analogie qui semble amusante est celle du prix Goncourt en son temps : Marcel Proust. Ce dernier ne dut-il pas imaginer en féminin ses amis masculins pour publier sa recherche du temps perdu ? Alfred Agostinelli, Marcel Plantevignes, L. Daudet devinrent les facettes intérieures des personnages de « Gilberte » et « Albertine » dans ses romans. Les volumes de la bibliothèque de la Pléiade qui nous sont parvenus aujourd’hui, nous racontent des jeunes filles en fleurs, et une Albertine disparue, sans nous inviter à l’ombre de ces apparences acceptables sur papier Bible Bolloré...
Le secret et la façade prévalent aussi au quotidien. La robe monastique prune donne au moine et à la moniale leur enveloppe de crédibilité quotidienne. Elle leur permet de traverser l’expérience initiatique sans être vus de trop près. Elle les préserve aussi comme des « voyageurs solidaires des mondes subtils. » Elle propose, enfin, à leur vie quotidienne, qu’ils soient adeptes élégants des plaisirs et des jours...

Les engagements monastiques
Les vœux fondamentaux ici consistent en cinq engagements. Ils vivifient le cœur de l’éthique bouddhiste, mais aussi de sa vie monastique. Ce sont les promesses suivantes : ne pas prendre la vie volontairement (c’est-à-dire ne pas tuer), ne pas prendre ce qui n’est pas donné (c’est-à-dire ne pas voler), ne pas abuser les autres par des propos fallacieux (c’est-à-dire ne pas mentir), ne pas consommer d’intoxicants (c’est-à-dire ne pas boire d’alcool).
Il est exigé maintenant de ne pas fumer de tabac, et ne pas consommer de drogue. Et enfin il ne faut pas avoir de vie sexuelle active (c’est-à-dire garder l’abstinence.) Il s’agit de s’abstenir de tous rapports sexuels et également d’auto-érotisme aboutissant à la libération du fluide vital. Cependant, les rêves pendant le sommeil ne sont pas astreints à la chasteté, de par leur caractère involontaire. Tous, moines sans expérience de retraite collective et eurolamas, sont ici assujettis à ces cinq engagements communs.

C’est l’une des particularités de cette école que d’avoir intégré l’ordination de base des cinq vœux de novice — que j’ai choisie — au corps des moines. Dans les écoles anciennes du bouddhisme cette ordination de base est appelée « sanché guénien. » Elle n’a pas en soi le statut de la vie monastique, mais laïque. Cependant, le « Très Précieux » donne parfois l’autorisation de vie monastique à certains. Ceux-ci ont pris un engagement à vie (en théorie) dans ces cinq vœux, qui comportent la chasteté complète. Et ils s’engagent de plus à porter la robe des moines. Ils font ainsi partie en quelque sorte de la congrégation monastique sans être réellement intégrés comme le sont les lamas européens.
Lors de son enregistrement au bureau national des cultes, la toute nouvelle congrégation occidentale a d’ailleurs fait inscrire ce statut comme étant celui de « novice » des moines, officialisant ainsi la pratique du « Très Précieux. » Le vêtement est le même, ainsi que l’éthique quotidienne.

Le bol des moines
À Félicité, le réfectoire est prêt. On a posé les carrelages. Des photos en couleurs du « Très Précieux » vont bientôt sourire sur les murs. Les assiettes empilées attendent. Les moines n’ont qu’à cocher leur nom à l’avance sur la liste informatisée des convives, pour déjeuner et dîner confortablement. Bien que le « Très Précieux » ait, au cours d’instructions qui leur étaient réservées, demandé aux anciens retraitants de respecter la pratique traditionnelle des bols, les moines ont décidé, avec l’assentiment du Supérieur, de recourir aux assiettes.
Pourtant, le « Très Précieux » a suggéré à ses disciples de placer leurs bols à nourriture sur une grande étagère à l’entrée du réfectoire. Le bol de l’aîné, le moine ordonné depuis le plus longtemps, aurait été placé en haut et en tête des alignements. Selon le bouddhisme historique, celui-ci aurait dû d’ailleurs légitimement assumer le rôle d’abbé.
En abandonnant le système et sa hiérarchie explicite, c’est aussi le monastère bouddhiste qui est revisité. Ainsi les moines ici utilisent des assiettes qu’ils prennent dans la pile à l’entrée. Ils n’ont plus de bol. Ce vaste récipient servait auparavant à la mendicité. Il était personnel. Il était l’un des seuls biens individuels du moine, avec ses robes et un petit filtre à eau... Cet usage est donc oublié. Le style de libre-service remplace l’alignement traditionnel de ces coupes sur l’étagère. Peut-être faut-il abandonner le critère de l’ancienneté ?
C’est une manière de ne pas en adopter la structure d’autorité. J’aurais quelque nostalgie si j’étais un eurolama de cette tradition, et que je doive me satisfaire d’une assiette anonyme... Le plus nouveau des novices ordonnés ne déposera pas son bol au bout de l’alignement. Il ne trouvera plus sa place ici, au premier coup d’œil... C’est un peu du bouddhisme, qui s’en va. Cet usage monastique ne pourra plus survivre en Europe dans cette école.... Une page s’est tournée...
Il faut reconnaître que le bol ne convient pas très bien à la nourriture européenne. Il ne s’adapte pas à la séquence et à la structure de nos menus aux nourritures variées. L’assiette est plus à même de recevoir des mets les uns à côté des autres, sans trop les mélanger, et en les présentant de manière esthétique.





Notes :
[1] Marc Bosche (éd.), le bouddha : « Nobles Vérités », Collection Sciences de l’éveil, Vigny, 1994.
[2] Piyadassi Thera : « Dependant Origination, Paticca Samuppada », Kandy, Sri Lanka, B.P.S., The Wheel Publication, No 15a/b.






LIGNAGE


« Karmapa » est le titre himalayen le plus connu, avec celui de dalaï lama et de panchen lama. Il s’agit d’un célèbre nom bouddhiste tantrique. Légende admirable, consignée dans des biographies successives, ou réalité : « il » est supposé « se manifester » depuis neuf siècles environ. L’institution, qu’il représente à chaque existence, le « retrouve » et le certifie. Celle-ci lui confère, en effet, ce nom honorifique qui signifie « père de l’activité. » Il s’agirait d’un lignage comportant seize hommes ayant vécu successivement, depuis l’an 1110, tous nommés ainsi.

« Lorsque l’un meurt, le suivant va bientôt naître... » Cette « église, » nommée Kagyupa, est la plus répandue, peut-être, des quatre principales lignées himalayennes. Elle se perpétue à travers l’institution de cet enfant karmapa, retrouvé et aimé comme le bouddha. Des proches, régents chargés de le ramener à son monastère officiel, retrouvent l’enfant « par lequel il est présent de nouveau. » On dit parfois aussi que ce bambin est une « émanation principale » de ce défunt « guide spirituel. »
Les mots sont ambigus, et probablement cette hypothèse est-elle surtout affaire de convictions religieuses. Les régents procèdent, si tel est son souhait, à partir d’une lettre de prédiction signée du karmapa défunt. Pour le deuxième (1204-1283), ce fut à partir d’une note dans son journal autographe. Les karmapa auraient ainsi une sorte de prémonition de leur « réincarnation » à venir.
Pour cette génération actuelle du dix-septième homme, une transmission de lignage particulière est mise en œuvre.[1] L’enfant, reconnu comme l’émanation du maître défunt, doit dépendre pour régner, de quatre régents qui ont été chargés, par le seizième, de le « retrouver. » Ils s’assureront aussi de la reconnaissance officielle de leur choix par le dalaï lama, autorité sacerdotale, morale et politique du Tibet en exil, qui appartient à une autre lignée.

Le karmapa est décédé le 5 novembre 1981. Or aucune « réincarnation » de lui ne peut être identifiée pendant les dix longues années qui suivent. Il semble qu’il manque sa lettre de prédiction, afin d’identifier un jeune remplaçant. Le 19 mars 1992, les quatre régents se réunissent avec, enfin, cette « lettre de prédiction autographe. » Un des quatre, Djamgoen Kongtrul, est chargé de retrouver l’enfant. Il meurt alors d’un accident de voiture, avant la conclusion des recherches. Il est ce jour-là piloté par un chauffeur. Un animal traverse la route. Le jeune homme enjoint vivement le conducteur d’éviter l’animal pour ne pas l’écraser. Celui-ci s’exécute et perd le contrôle de la voiture...

Deux parmi les trois qui demeurent, Taï Situ Rinpoché et Gyaltsab Rinpoché, retrouvent bien un jeune garçon supposé être le dix-septième karmapa : Orgyen Trinley Dordjé. C’est un enfant au caractère de braise, étonnamment mûr, vif et affirmé. Il est découvert dans une famille nombreuse de nomades, dans le Kham. Il a des yeux expressifs et des joues très roses. Cependant un des régents, dont nous préservons ici l’anonymat, s’oppose finalement à ce choix. (Nous l’appelons le régent de Félicité. Il va, en effet, s’occuper aussi bientôt de la « succession » de ce monastère européen.)

Il rencontre-lui aussi le dalaï lama. Mais ce dernier entérine la démarche des deux autres, Taï Situ Rinpoché et Gyaltsab Rinpoché. La lettre de prédiction « autographe » du seizième karmapa a été, entre autres éléments, prise en compte pour le choix du dalaï lama. Le 30 juin 1992, solennellement, le sceau de l’approbation du dalaï lama est apposé, reconnaissant Orgyen Trinley Dordjé comme le karmapa. L’authenticité de la lettre « autographe » de prédiction est contestée par le régent de Félicité.

Il choisit, seul et très entreprenant, de s’opposer au dalaï lama et aux deux autres régents. Il propose alors un autre candidat. Il affirme aussi l’introniser, lui-même. Dans ce livre nous avons appelé cet enfant le « Suprême. » Celui-ci est le jeune fils d’un lama marié, bien connu comme troisième réincarnation du nom dans une autre lignée de maîtres tantriques, qui vit en famille à Lhassa. Il est identifié par le régent de Félicité, à partir des démarches de ce dernier. Déguisé en homme d’affaires, cet homme au style dynamique, contacte sur place les parents. L’enfant est un préadolescent doux, aux traits fins, à la silhouette très droite, aux manières délicates et sans doute à l’éducation raffinée. Il est invité avec sa famille à émigrer vers l’Inde.

Le fait que le régent de Félicité s’habille parfois en laïc peut paraître étonnant pour le moine bouddhiste qu’il est aussi. En réalité ce moine est familier des voyages. Le Supérieur de Félicité me raconte, par exemple, leur visite nocturne avec lui, à une boucherie charcuterie, en France. Vers minuit, passant en auto devant le magasin, le régent insiste pour entrer. Ils réveillent donc le boucher. Le régent veut voir la viande afin de la bénir... Peut-être perçoit-il la douleur inévitable de l’abattage des animaux ? Peut-être anticipe-t-il des effets en retour douloureux pour le commerçant et son épouse ? L’artisan boucher, surpris, et à peine réveillé, laisse ses deux visiteurs nocturnes déambuler parmi les quartiers de vache, de veau et de porc. Un peu gêné, le Supérieur me confie qu’il achète une tranche de pâté et un peu d’une autre charcuterie (j’ai oublié si c’était du jambon ou du saucisson) en quittant le magasin...

Un disciple me rapporte une autre excursion du régent de Félicité en France. Au lieu de rester sagement au centre bouddhique après ses enseignements quotidiens, ce dernier troque sa tenue bordeaux de moine pour un magnifique costume blanc de ville. On le voit s’éclipser discrètement. Le disciple le décrit, conduisant avec un zeste de nonchalante élégance. Le régent est vêtu de son costume éblouissant. Il part pour une promenade en Dordogne.

La séparation du lignage en deux factions, est-elle tout simplement issue de choix humains et d’enjeux relationnels ? Lequel des deux garçons sera-t-il intronisé au final ? Le dalaï lama demande, selon la tradition, qu’il n’y ait qu’un seul karmapa : Orgyen Trinley Dordjé, régnant sur les monastères Kagyupa. Le Vénérable Karma Gelek, secrétaire du Département à la Religion et à la Culture du Gouvernement Tibétain en exil confirme cette décision publiquement lors d’une grande réunion collective, le 14 avril 1993[2].

Il s’avère que ces conflits de factions himalayens vont influer aussi sur le choix du futur de la communauté que nous étudions ici, en Europe. En effet, le régent de Félicité est uni par des liens familiaux au projet européen. C’est son propre frère qui est venu en 1975 avec le « Très Précieux » en Europe, implanter et transmettre la tradition. Ils ont vécu dans le même centre d’enseignement pendant des années avec ce dernier. Le régent de Félicité aurait même prêté un peu d’argent au projet de ce centre bouddhique, animé par son frère, et auquel est lié le « Très Précieux. »

Lorsque ce dernier a créé, seul, les premiers groupes de retraites collectives de trois ans à Félicité, vers 1983, il y accueillait la visite des autres régents du karmapa sans exclusive. L’album de photos de la bibliothèque du monastère montre l’un d’entre eux, Gyaltsab Rinpoché, se promener dans les prés de Félicité. Il est aujourd’hui « boudé » ici. Les tensions sont apparues récemment. Le « Très Précieux » se tourne, sans manifester de grande hâte, à la fin de sa vie, vers le jeune « Suprême. » Il semble le faire avec sa modestie coutumière. La réussite du grand projet de monastère européen suscite l’admiration du régent de Félicité : « Très Précieux, vous êtes inconcevable! », lui dit-il avec tact...

La crise entre deux factions de la lignée
Le « Très Précieux » est présent! La crise est assourdie. Il constitue un remarquable symbole rassurant. Cependant la lignée en conflit n’est pas très facile à assumer pour nous. J’entends mes camarades raconter les dernières anecdotes concernant la « crise » entre les deux factions.

Une bénévole qui revient d’Inde me raconte les tristes expériences lapidaires du « Suprême », un des deux enfants retrouvés. Elle a tenu à assister au premier moment public de son jeune « Suprême » à New Delhi. Elle est surprise par les jets de briques qui ponctuent la prestation. Des moines placés dans l’assemblée les lancent dans la direction du trône. Le « Suprême » n’est pas blessé. Les manifestants seraient, selon ses dires, des moines issus... de la lignée! Ils témoignent de cette manière de leur désaveu pour le « Suprême » et sont sans doute acquis à la faction qui soutient l’autre enfant karmapa... Je lui laisse ses conclusions. J’essaye au mieux de ne pas tout entendre. Ma camarade me raconte ces péripéties. Les dissensions entre les deux factions concurrentes prennent effectivement des proportions exagérées dans les centres occidentaux affiliés à cette tradition.

Beaucoup optent pour le jeune karmapa Orgyen Trinley Dordjé. Ils affichent leur désaveu pour le « Suprême » de manière explicite. Ainsi sur le site Internet d’un centre écossais de la lignée, on peut voir clignoter un message en rouge qui affirme, de manière polémique, que le « Suprême » est un « faux karmapa »! Je décide de me faufiler sans choisir entre les deux factions.

Je retrouve un peu de sérénité en laissant les conversations passionnées. Je vais contempler les poissons rouges nager paisiblement dans l’eau claire du bassin orné de nénuphars, laissant le réfectoire où les débats vont bon train. Le « Très Précieux » évoque la gêne de « souhaits négatifs » qui seraient formulés à l’occasion de cette crise. Et sa santé est, en effet, très fragile en ce moment. Faut-il en déduire que le tantrisme comporte des moyens d’intimidation ? Ce serait aller trop loin...

Certains à Félicité craignent de rencontrer les disciples de l’autre branche, de peur d’altérer leurs états d’esprit. Le « Très Précieux » nous demande de ne pas entrer en contact avec eux! Enfin, une personne en retraite collective de trois ans à Félicité est au cœur d’une petite polémique sans gravité. Elle a mis dans son autel personnel, dans l’intimité de sa chambre, la photographie du karmapa Orgyen Trinley Dordjé. Tous ses camarades du centre de retraite adhèrent bien sûr au portrait du « Suprême. » Les femmes de la retraite collective la « taquinent » un tant soit peu. Elle s’en ouvre personnellement auprès d’amis, à l’extérieur, dans ses courriers. Elle en est ennuyée!
L’affaire s’ébruite et remonte dans la lignée. Son cas est exposé au régent Taï Situ Rinpoché, par un ami. J’assiste aux entretiens à plusieurs, donnés en Normandie. Je découvre donc cette réalité locale, à distance de Félicité... Taï Situ Rinpoché, en parle sans passion. Il répond simplement concernant notre vieux lama : « Très Précieux, is a good lama. » On peut comprendre que la gentillesse de Taï Situ Rinpoché, son style amical, respectueux et fraternel plaisent bien au dalaï lama...

Ainsi l’atmosphère s’est aigrie autour de la question du pouvoir, et du titre. Les disciples ont-ils pris fait et cause ? Je soutiens personnellement les paroles les plus sereines. Il semble que le « Très Précieux » souhaite apaiser les esprits échauffés. Il nous fait savoir en substance que « le futur karmapa se manifestera lui-même. » Le vieil homme ne donne pas de grande confirmation publique du choix qui s’opère. Mais il laisse les photographies du « Suprême » être apposées dans le temple de Félicité. J’apprends de la bouche de Taï Situ Rinpoché, que le « Très Précieux » lui a écrit une lettre. Il l’a fait en toute confidentialité, pour s’ouvrir « de ses soucis » (sic) concernant le devenir de la lignée. On peut comprendre en effet le souci, et l’initiative épistolaire de ce vieil ami. Il dédie les efforts de tous à un projet monastique dont nul ne connaît encore véritablement le destin...

Les aigreurs sont apaisées par la personnalité du « Très Précieux »... Ainsi les moines de Félicité font avec la situation, et j’ai pris le parti d’en sourire... La confiance, et l’abandon inconditionnel au profit du maître sont présentés comme des exercices spirituels... Peut-être un zeste de retenue me garde-t-il des enthousiasmes... Peut-être faut-il y voir la trace de mes années de formation à l’anthropologie...

Je découvre les articles de la presse hebdomadaire anglo-saxonne, réputée pour son très vaste lectorat, qui traitent des difficultés de la lignée. On y parle de la différence entre les deux courants. Des journalistes font état des scandales aux Etats-Unis d’une autre des « réincarnations » bien connues dans cette lignée, et qui est décédée quelques années plus tôt.

En voici les principales thèses.

Ce célèbre lama est réputé pour sa subtilité, son goût d’artiste, ses affinités avec le zen, ses talents de pédagogue. Il laisse sa robe de moine avant d’émigrer aux U.S. of A. Une sorte de spontanéité extrême le rend fascinant. Ainsi, il brise accidentellement la vitrine d’un magasin de farces et attrapes, au volant d’une puissante voiture de sport qu’il conduit en état d’ébriété avancé. Il devient le plus célèbre des fondateurs de cette tradition en Amérique. Il décède officiellement d’une crise cardiaque. Mais il est désormais rendu public l’extravagante consommation d’alcool dont il est le symbole paradoxal pour ses disciples bouddhistes. Ces derniers ne doivent-ils pas cacher les bonnes bouteilles quand il passe ? Le coma éthylique l’emporte à un âge encore précoce.
Auparavant, il désigne un dauphin parmi ses disciples américains. Ce dernier se croyant protégé de manière surnaturelle par ce maître, révèle avoir des rapports sexuels non protégés avec un jeune homme. Hélas, il lui transmet ainsi le virus V.I.H. Enfin ce dernier, se supposant béni par ses deux maîtres, transmet à son tour le virus à une femme, à l’occasion de leurs rapports intimes. C’est le décès précoce de ces disciples qui confirme la déception. [3]
Ainsi l’image himalayenne se retrouve ternie dans ce projet américain de poursuivre la lignée.
Certains se demandent si la confrontation des intérêts des deux « jumeaux, » candidats à la reprise de la lignée, ne provoque pas un autre scandale ? La presse internationale en langue anglaise, en exagère le caractère mercantile, quant à elle. Elle va jusqu’à supposer que les enjeux immobiliers et économiques des centres d’études, attirant les dons des fidèles, sont en réalité des problèmes de succession.

Le dalaï lama est bientôt amené, à plusieurs reprises, lors de sessions d’enseignements en Europe, auxquelles j’assiste également, à souligner la nécessité de la prudence pour les Occidentaux vis-à-vis des « maîtres ». Il demande clairement à chacun de bien analyser leurs qualités, leur comportement et de prendre le temps, au moins plusieurs années, avant de s’engager... Certains y voient une allusion à ces difficultés...

C’est dans cette atmosphère sans grâce, et sans illusion, que je poursuis mon année au monastère de Félicité. Nous oublions les « problèmes » de la « tête » de la lignée. Nous nous projetons dans les projets de construction des édifices nouveaux... Moi-même, très actif à l’accueil du monastère qui commence, je me garde de renchérir sur les « troubles. »

Je me concentre sur mes occupations quotidiennes, puisqu’il faut créer les images de cette jeune congrégation. J’improvise un style, un mode de réponse téléphonique. J’essaye de garder le sourire avec chacun... J’accueille poliment en disant : « La Congrégation Monastique, bonjour ! » à chaque correspondant qui appelle au téléphone. Je garde la discrétion absolue sur ma déception. Chacun fait de même, au mieux, sans doute afin de ne pas voir les choses de manière trop pessimiste...

Il est probable que cette dramatisation décourage la plupart d’entre nous.
Des questions se posent, nous n’en avons pas les réponses : les moyens économiques supérieurs dont disposent les Occidentaux par rapport au monde himalayen et indien sont-ils une des dimensions de l’attrait qu’exerce notre population sur ce projet ? On connaît l’importance des investissements financiers dans toute entreprise collective. La présence de nouveaux disciples dotés d’un potentiel économique plus important dans d’anciennes écoles ne constitue-t-elle pas un renouveau pour ses cadres ?
En effet, il y a dans le siècle des exemples d’organisations qui servent de pompes, permettant à leur état-major d’attirer prestige, meilleur niveau de vie, et moyens économiques. Ils séduisent et obtiennent des avantages, une place de choix, la vie extraordinaire des personnalités en vue.

Les causes justes, les exils, les minorités, ne sont-ils pas des occasions d’émouvoir les Européens ? Les images anciennes et traditionnelles ne sont-elles pas d’habiles moyens de paraître ? Les enthousiasmes européens que nous rencontrons, vont-ils servir à asseoir le prestige de quelques autorités nouvelles ? Les contrées himalayennes ne constituent plus les sanctuaires inviolables de cette religion. Cette école asiatique a-t-elle besoin d’une assise confortable en Europe ?

Les futurs appartements du « Suprême » ici, à l’étage du temple des mille bouddhas, comporteront bientôt une vaste terrasse panoramique. La surface de son sky-lounge avec ses promenoirs personnels paraît très vaste. Elle semble disproportionnée par rapport à celle de l’ensemble d’ermitages prévu pour vingt eurolamas et disciples qui s’élèvera bientôt modestement au pied du temple.

On a parfois l’impression que nos « méditants » acceptent l’exiguïté de logements bien ordinaires, et peut-être trop « serrés » les uns près des autres. Le « Suprême » boudera-t-il le statut avantageux qui lui est si généreusement proposé ? Partagera-t-il ses offrandes (celles que des visiteurs lui font) avec les eurolamas, les moines sans expérience monastique et surtout avec les modestes bénévoles d’ici qui le soutiennent et le vénèrent ? La plupart ici n’ont pas de voiture. Et certains n’ont pas assez d’argent pour s’offrir la nouvelle paire de lunettes adaptée à leur vue. Ils vivent très simplement et sans ostentation dans une simple chambre, parfois en dortoir à deux, ou à plusieurs...

Le « Suprême » sera-t-il destiné à de fréquents voyages ? Se déplacera-t-il bientôt avec une suite de plusieurs personnes à son service ? Devra-t-il découvrir et maintenir un train de vie, auquel notre « Très Précieux » avait, quant à lui, renoncé ? Ces questions se posent en filigrane des apparences stables et familières que le lieu présente désormais aux Européens. Nous n’en avons pas les réponses. Dans l’incertitude où nous sommes des prochaines évolutions, nous préférons laisser au temps le soin de répondre à ces questions...

Ce que devient le « Suprême »
Le temps, avec un zeste d’ironie, ne confirme pas unanimement le « Suprême. » Des événements se produisent en relation avec le dalaï lama. Ce dernier, très officiel pour la reconnaissance des « réincarnations » du bouddhisme himalayen, confère d’abord au jeune karmapa Orgyen Trinley Dordjé la reconnaissance sacerdotale, en lui donnant lui-même les vœux de moine.

En revanche, les vœux monastiques officiels que le « Suprême » sollicite aussi, lui sont refusés. L’affaire gêne le jeune garçon dans ses aspirations religieuses. Elle est mise sur la place publique, avec la diffusion, sur Internet, de la version anglaise du courrier que son régent a adressé au cabinet du dalaï lama. Ce courrier est un condensé de la phraséologie sacerdotale himalayenne. Il stipule, en substance : « Our Supreme needs no passport to enter the universe. » Soit, en français : « notre Suprême n’a pas besoin de passeport pour entrer dans l’univers. » Bref, les relations sont tendues avec le cabinet du dalaï lama.

Quelques années plus tard, le jeune karmapa Orgyen Trinley Dordjé part en cachette de son monastère himalayen, et trompe la surveillance des autorités chinoises. Âgé de quatorze ans, il se réfugie en Inde, après un mois de voyage d’exil, et se confie au dalaï lama. Ce dernier lui tient la main sur la photo de la rencontre, et fait diffuser de solidaires communiqués de presse. Il y indique qu’il confirme ce jeune exilé dans son rôle de karmapa. Il demande protection au gouvernement indien pour lui, ainsi que son statut de réfugié politique.[4]

Le « Suprême, » bien qu’il soit déjà sur les photos dévotionnelles à Félicité, ne peut donc pas prétendre au trône de karmapa sans susciter de dualité. Il doit assumer les conséquences des choix explicites du dalaï lama. D’autres enjeux se profilent. « Le Suprême » se trouve venir en Europe pour son premier séjour, à ce moment gênant de la consécration médiatique d’un autre que lui comme karmapa. De plus, le 27 décembre 2000, à la période où le « Suprême » arrive sur le vieux continent, une tempête provoque, terrible, un incendie des archives de la lignée, dans le centre qui l’accueille.

Autre enjeu : le « Suprême » pourra-t-il diriger un jour le monastère himalayen de Rumtek au Sikkhim ? Une véritable lutte pour le contrôle de ce centre dure depuis plusieurs années. Il sert de siège religieux en exil. Il est aussi le centre névralgique de formation des jeunes « lamas réincarnés » (tulku) de la lignée himalayenne. Il y a déjà plusieurs années de cela, le centre est sous la houlette de la régence du « Suprême. » Mais des pressions très fortes contrarient ce projet... Le gouvernement du Sikkhim donne la charge des forces de l’armée sur le centre! Ce dernier connaît un spectaculaire lock-out de certains de ses moines. Ces derniers se regroupent alors à près de cinquante, trop à l’étroit, dans la maison personnelle du régent du « Suprême, » située à quelque distance.
Mais, compte tenu des communiqués contradictoires, et dignes d’une pièce de théâtre, il est quasiment impossible de faire la part des choses. À la lecture des documents officiels des fraternités qui s’opposent[5], on découvre avec étonnement la lutte pour le contrôle et un ton sans « sérénité. »

Nous aimerions présenter cela comme une pantalonnade. Cependant, il semble que la souffrance des moines, mais aussi des « chefs spirituels » soit réelle. Le nouveau précepteur du jeune « Suprême » est un homme érudit, agréable, avenant et apprécié des disciples. Il prend sans doute « fait et cause » pour ce dernier. Il s’expose ainsi à la critique. Il serait instrumental dans la cession, pour un prix, d’un monastère au gouvernement du Bhoutan, ce qu’on lui reproche. Sa santé en est-elle affectée ? Il décède bientôt à un âge encore vigoureux...

Ainsi les moines à Félicité devront sans doute assumer le manque de consensus autour du « Suprême. » Ses eurolamas se trouvent dans une situation « ambiguë. » Ils devront convaincre leurs disciples qu’il y a un autre karmapa possible. Ainsi ils vont devoir se livrer à cette rhétorique familière des anciens monastères himalayens, confrontés aux inexorables jeux de la politique des lignées traditionnelles lorsqu’elle se mêle au « spirituel... » On découvre que des eurolamas ici s’éloignent du dalaï lama, Prix Nobel de la Paix. Ce feuilleton « spirituel » ne manquera certainement pas de rebondissements. Le « Suprême » porte le même nom, les mêmes vêtements que le karmapa. Il s’assied sur le même type de trône, aux décors reproduits à l’identique. Il a les mêmes vêtements. Mais il n’existe qu’une seule coiffe ancienne, tissée en cheveux noirs, pour celui qui règne en tant que karmapa.

Peut-être une autre forme de reconnaissance, moins prestigieuse, du « Suprême », auprès du dalaï lama sera-t-elle tentée avec le temps ? C’est très différent bien sûr des situations bien connues de la catholicité avec ses deux papes, du temps des prélats d’Avignon... Peut-être le lecteur se demande-t-il si cela est vraiment sage ? Le « bouddha » à deux têtes, tel Janus, enseigne la dualité des titres et peut-être la fin d’un cycle pour cette institution ancienne...

Félicité a choisi son maître
Le monastère de Félicité est donc consacré au jeune « Suprême, » sans grande consécration médiatique. Il y séjourne ainsi pour la première fois dans une relative discrétion, bien après le décès du « Très Précieux » qu’il n’aura jamais rencontré. Le XVI° karmapa était souvent noté, au monastère de Félicité, pour avoir prophétisé une rencontre de sa prochaine incarnation humaine avec le « Très Précieux » dans son grand âge. Le face-à-face ne se produira pas : le « Très Précieux » est mort sans avoir vu lui-même son jeune maître réincarné... À défaut, il envoya une délégation de ses disciples à New Delhi pour le saluer de sa part.

En Europe, le « Suprême » enseigne, mais il est jeune encore. À un groupe qui demande son avis au sujet du type de pratique spirituelle à lui conseiller, il répond : « Je pense que cela dépend réellement des pratiquants eux-mêmes. Vous pouvez effectuer toutes les pratiques. »[6] La réponse est simple. Cependant pour le tantrisme, et ses pratiques profondes, on sait que c’est sans doute la précision qui doit primer. Faut-il encourager les disciples européens à expérimenter « toutes les pratiques » vers le monde inconnu pour eux du tantrisme ? Ce tout jeune homme présente heureusement les traits d’une éducation attentive et raffinée de lama himalayen.

Pendant sa première année européenne, le « Suprême » semble recevoir l’aide matérielle de la congrégation de Félicité. Il est en effet souligné à plusieurs occurrences dans le bulletin du monastère que ses ressources communautaires sont grevées au moment de la venue du nouveau maître. « Le Suprême va résider maintenant plusieurs mois à Félicité avec ses deux professeurs et ses intendants, et nous avons besoin de votre soutien pour les frais de son séjour. »[7]

Paris Match publie[8] à cette période un reportage effectué en Inde où s‘est réfugié son alter ego, le jeune karmapa Orgyen Trinley Dordjé, en exil. Pleines pages, quadrichromie, le journaliste est accompagné d’un chercheur du Centre National de la Recherche Scientifique. Les meilleures photos, pendant ses années d’enfance, y sont présentées et commentées. Le reporter confie au garçon : « Le dalaï lama a aussi précisé que pour lui il ne peut y avoir de confusion entre vous, le vrai karmapa, et un autre lama qui prétend être sa réincarnation. Cette confirmation de votre statut de grand maître de l’école de la lignée Kagyupa de la part de la plus haute autorité du bouddhisme tibétain vous satisfait-elle ? »
Le tirage de Paris Match est tel ici, son impact visuel si populaire, que Félicité ne pourra désormais plus bénéficier de la confusion des titres de la part des lecteurs. Ces derniers sont mieux informés des statuts et des questions de lignage.

On arrive à un paradoxe. Félicité est un grand dispositif monastique européen de la tradition himalayenne. Or, ce centre remarquable par ses moyens de formation, ne peut plus affirmer désormais avec la même force qu’il transmet la lignée Kagyupa. De plus, sa pédagogie est basée sur l’idée que le maître est le bouddha. Or le signe du dalaï lama est explicite. D’autres lamas himalayens font comme lui dans leur évitement du « Suprême. »
Cet isolement, voire cette « chape de silence, » rendent la parfaite dévotion plus « difficile » pour les disciples qui se tournent aujourd’hui vers ce dernier. Pour les eurolamas qui avaient été confortés dans l’idée qu’ils seraient des « détenteurs de la lignée » Kagyupa, c’est la fin d’un idéal de sérénité... On leur demande de soutenir un maître « controversé » et, peut-être, d’en souffrir...

Félicité connaissait un grand essor. Le monastère forme des dizaines d’eurolamas simultanément en quelques années. Le monastère pouvait se targuer de leur offrir un beau métier, une noble vocation, et un réseau fidèle de disciples en forte croissance. L’Europe est séduite par la beauté, le prestige, voire le mystère des robes du bouddha. Les nouveaux moines de ce vaste projet avaient un bel avenir devant eux... Félicité ne fait pas qu’enseigner. Le monastère « reproduit ses cadres » et les « multiplie » rapidement. Il assure un « continuel flux » de nouveaux eurolamas.
Une dizaine d’unités de vie de retraites collectives, soit une centaine de personnes à la fois, constitue un séminaire riche en « ressources humaines. » Félicité dispose du titre, reconnu par le ministère de l’Intérieur, de congrégation monastique. On autorise ainsi des Occidentaux de plus en plus nombreux à enseigner cette tradition. Cependant, le dalaï lama a résolument choisi d’arbitrer le défi entre les deux candidats au trône de cette lignée. Les signes et le sens sont venus de l’intérieur même du bouddhisme himalayen...

Le temps dira pour quelles raisons il a agi si fermement. On ne connaît pas encore les conséquences à long terme de son choix. C’est le potentiel de pénétration européenne de Félicité qui est sous « haute surveillance » désormais.

Ainsi les prédictions du « Très Précieux », aujourd’hui défunt, s’avèrent intéressantes. L’avenir pourrait encore nous surprendre. N’avait-il pas affirmé que le vrai héritier du lignage se manifesterait par son activité spontanée, de lui-même ?

Le jeune karmapa Orgyen Trinley Dordjé dispose du pouvoir de la parole et de la photographie, car il est expressif et convaincant avec ses manières vigoureuses et saines de nomade oriental. Il bénéficie aussi de son titre de karmapa dans les médias — médias qui sont aujourd’hui acquis au dalaï lama — et à la bonhomie communicative de ce dernier.

Le jeune « Suprême » dispose, lui, d’un régent entreprenant. Il s’appuie en Europe sur un superbe outil de formation : Félicité, et sur ses sympathiques moines d’origines internationales, les eurolamas, comme nous les appelons ici. Deux factions fraternelles s’opposant énergiquement sous la même bannière, le tantrisme en Europe ne sera pas aussi « convaincant » qu’il aurait pu devenir.
Il est peut-être positif que les Européens découvrent si tôt ce face-à-face tantrique. Ils pourront faire des choix informés. Ils seront mieux avertis de ce qu’ils vont y trouver. C’est déjà l’âge de fer pour la cohésion.
Élaborer des bouddhismes européens à l’aube du troisième millénaire : le chantier sera ardu ici. En effet, la structure du monastère de Félicité, a été entièrement conçue autour du maître « idéal. » L’abandonner signifierait laisser l’organisation, la symbolique, et même le prestige des eurolamas. Le frein au rayonnement européen de Félicité est dans l’affirmation de son « jeune maître réincarné » : « le Suprême. » Mais c’est aussi le pari ambitieux pour l’avenir de ce lieu : pourra-t-il affirmer un autre karmapa ?

Nous aimerions sourire de ces chamailleries dignes de Marius et de César dans une joyeuse comédie provençale. Cependant ces débats sont en corrélation avec une « souffrance » morale. Le « Suprême » semble si fatigué et lassé de tout cela sur les photographies, alors qu’il est dans sa pleine jeunesse... Il a subi une intervention chirurgicale urgente, d’après les communiqués officiels d’un autre maître himalayen, pour une péritonite. La vie humaine est fragile. Elle est sans doute trop « sollicitée » par ces débats internes... Il est possible que l’atmosphère tendue nuise parfois au bien-être subtil...

Un destin à comprendre pour les moines de Félicité
On leur promet un maître réalisé, un bouddha vivant : et voici que le dalaï lama lui-même « boude » le « Suprême » : il n’aura pas le titre politique et médiatique de karmapa. Et voici qu’un autre, assumant bien ce nom, fait la une des journaux et attire des sympathies nouvelles. Les moines de Félicité peuvent se sentir comme « dépossédés » de leur « vérité. » Des signes forts, peut-être l’isolement partiel qui semble se créer autour de ce choix collectif, sont une invitation à user de leur sagesse individuelle. Les questions peuvent alors se poser. En voici quelques prémisses :

La pratique intensifiée des puissants rites d’identification aux protecteurs courroucés, est-elle un facteur de sérénité ou de défense ? Parée du vocabulaire de la compassion, n’est-elle pas aussi tendue vers des objectifs concrets, comme une « magie » rituelle ?

Cette instrumentalisation des effigies courroucées himalayennes, et des acteurs humains qui les imitent, est-elle offensive ? Ou est-elle inoffensive ? C’est-à-dire, est-elle dépourvue de tout vouloir humain, voire de toute contrepartie négative, lorsque des enjeux institutionnels urgents pressent ces battements martelés des tambours ? La dévotion est-elle possible dans le temps pour des disciples impliqués ?

Les temps qui viennent vont poser ces questions. Il y aura sans doute moins d’offrandes, moins de possibilités de convaincre, et moins de reconnaissance pour cette branche, si elle s’éloigne du charisme médiatique du dalaï lama, de sa communauté en exil, et d’Orgyen Trinley Dordjé.

Sera-ce le point d’achoppement de cette communauté ? Son défi ? Sa raison de croître ? L’époque de l’unanimité est sans doute révolue au monastère. On ne pourra sans doute pas éviter les doutes. Chacun a désormais une autonomie individuelle à exercer, sans doute, face à ce cas structuré comme un paradoxe. Mais, après l’âge d’or du « Très Précieux », facteur de grande confiance unanime, succède un âge de communiqués de presse, de médias télévisuels et de livres « militants. »

- S’agit-il de gagner les parts du nouveau marché de la sérénité ?
- Une dualité équilibrée divise le network tantrique européen.
- Un bouddha nommé désir a-t-il secrètement inspiré cette extravagante parodie ?
- Un réalisme s’exprimera sans doute par désenchantement lucide :
- La décrue de la naïveté semble se profiler en Occident...


Notes :
[1] Des anthropologues, voire des sociologues, pourront sans doute consacrer toute une thèse de recherche à cet intéressant sujet.
[2] Ribes Jean-Paul, « karmapa », Paris, Fayard, 2000, p. 247. Il s’agit ici du jeune Orgyen Trinley Dordjé (N.D.L.A.)
[3] On trouvera une synthèse très intéressante de ce désolant épisode dans le livre de Frédéric Lenoir, chercheur à l’E.H.E.S.S. : « La rencontre du bouddhisme et de l’Occident », Paris, Fayard, 1999, p. 302.
[4] in Nouvelles Étrangères : « L’escapade du bouddha vivant », Paris, Le Nouvel Observateur, 13-19 janvier 2000, p.60.
[5] Tsultrim Namgyal, « Togpa Rinpoché protecting the properties of H.H. Karmapa. » document dactylographié. Il s’agit ici du jeune « Suprême » (N.D.L.A)
Voir la tentative de synthèse de ces points de vue dans : Schnetzler Jean-Pierre, éditoriaux des Nouvelles de Karma Migyur Ling, numéros 12 de janvier 2000 et numéro 14 de décembre 2000.
[6] in Bulletin (de la congrégation de Félicité), numéro 10, février 2000, p.11.
[7] ibidem, p.12.
[8] Patrick Amory, Paris Match, 25 mai 2000, p.97.







LE « TRÈS PRÉCIEUX »


Le « Très Précieux », le vieux lama vivant à Félicité, a « tout » du sage oriental vénérable. Il a les tempes blanches, un sourire qui fait fondre les Occidentaux. Il est le centre vers lequel tous les disciples regardent. Ses manières simples ont conquis ces Européens. Il donne l’apparence d’un grand-père, parfois d’un père, pour ses disciples qui manquent parfois d’image paternelle. Il répond à ce besoin compréhensible de jeunes Occidentaux de retrouver un modèle de tendresse et de comportement dignes.
Les étudiants inexpérimentés, en quête d’un chemin de méditation, sont rassurés par ses rides profondes. Elles ont sculpté son visage de montagnard. Il est comme un exemple doté des traits typiques du « guide sage et bon. » Pour la plupart, pour moi aussi, c’est une rencontre émouvante avec un homme âgé. Nous découvrons le mythe du moine. Il prend l’aspect d’une peinture vivante et classique du bouddha.

C’est neuf, et si attrayant. Les conditions sont remplies. Le « maître, » considéré comme « parfait, » va laisser venir à lui de jeunes Occidentaux en quête de sens, et de don d’eux-mêmes pour une cause généreuse. Leurs sentiments personnels, leur amour qui n’avait pas pu se répandre, vont se concentrer en direction du « Très Précieux. »

Dans ce don de soi, les sentiments, les émotions de tendresse s’amplifient et convergent. Elles créent un lieu collectif haut en moral et souvent en enthousiasme volontaire. Pour certains, le monastère est l’endroit où il faut être. Pour d’autres, c’est « l’aimant » qui attire à lui beaucoup de talents, comme il me fut dit par le disciple d’une autre école. Enfin pour les lamas himalayens, c’est la discrétion. On entend quand même cette confidence : « les eurolamas poussent au monastère de Félicité comme des champignons! » J’écoute ce témoignage un peu amusé d’un disciple. Il le reçoit de son « maître » asiatique. Bref, le « Très Précieux » est présent. Ses gestes, dans leur simplicité et leur gentillesse, suggèrent un quotidien enchanté, qui est très apprécié des Européens en quête de grands-pères à l’ancienne.

Le « Très Précieux » est le sujet des anecdotes, des récits, des souvenirs. C’est le mythe revisité du passé à répéter au présent, c’est l’idée peut-être de sacraliser les vies européennes, elles qui sont si modernes désormais. Il « comble » chacun ainsi.

Son expression faciale est facilement enfantine. Il joue à la poupée avec le chapeau rituel pendant un enseignement public. Il ôte ce couvre-chef. Il enfile ses doigts à l’intérieur de la haute coiffe. Remuant les crêtes pointues de cette mitre orientale, il leur donne un air de marionnette. Il fait sourire son public. Il plaisante souvent, il rit. Bref sa détente, ses joies communicatives le désignent comme le bénéficiaire de la tendresse de ses futurs disciples.

Sa robe simple, ses chandails modestes, lui valent l’estime de tous. N’a-t-il pas délaissé son gilet en brocard voici quelques années ? Il a même renoncé à ce discret signe de prestige. Chacun est ému de son apparence gracieuse, de sa voix expressive et si particulière, aux timbre clair. Dans ses appartements, il porte une humble paire de pantoufles bleues venue d’un supermarché. On l’a déjà vu enseigner, portant ce maillot de corps blanc sans manches surnommé « marcel », comme ceux de nos grands-pères, les épaules nues, dans la plus extrême simplicité.

Il contredit une époque progressivement sensibilisée aux désillusions concernant les maîtres à penser. Il éveille la dévotion dans un contexte laïcisé depuis la révolution française. Il incarne quelque chose de rare : les dons et l’aspect du sage oriental. Il est donc un phénomène souvent désiré en Occident. Une sorte de rêve. Quelqu’un qui n’a pas été annoncé par une leçon d’histoire, pour laquelle aucune mémoire collective n’a pu encore être transmise ici. Il n’a encore que des atouts et pas de passif.


Le retour dans la réalité
Il y a bien sûr une dimension sociale. Elle échappe au personnage humble et rayonnant du « Très Précieux ». Il s’agit de la manière dont les bonnes volontés sont intégrées aux projets collectifs dont celui-ci est le garant, voire le prescripteur. Chaque bénévole est ici exposé à d’autres comme lui. Il rencontre des eurolamas nouvellement sortis de leur première ou deuxième retraite de trois années.

Il existe ainsi une pluralité d’influences et de conditions, tant individuelles que collectives. Elles forment l’atmosphère quotidienne au monastère. Chacun entretien une relation personnalisée, de temps en temps, avec le « Très Précieux », lui-même. Un sourire au coin du couloir du temple, ou un entretien de conseil en sont des moments appréciés. On voit qu’une complexité des liens entre les personnes se tisse, à la fois issue du travail bénévole, de la vie monastique, de l’ordre hiérarchisé des eurolamas et des trois entremêlés.

La particularité du projet associatif de Félicité tient sans doute à la perspective classique du « Très Précieux » sur la vie et sur le monde. Il encourage la direction du chantier sans hésiter. Il faut travailler quotidiennement, sans plaindre ses efforts. C’est son style. Il faut attendre les retraites collectives avant de songer à se reposer, ou même à méditer davantage dans la vie quotidienne. C’est son instruction. Chacun la reçoit, généralement des eurolamas. La retraite collective, qui commencera dans plusieurs années, devient alors le point de convergence des aspirations de la plupart des résidents permanents.

Dans d’autres communautés spirituelles, ailleurs, et même dans le monde bouddhiste, les grands travaux sont adaptés aux aspirations des bénévoles. Dans une association basée sur le volontariat, chaque bénévole peut normalement choisir ses rythmes. On assouplit pour soi-même certaines des contraintes de la vie collective.
Or, chez le « Très Précieux », dans sa communauté, il n’en va pas ainsi. On est libre de partir du monastère. Mais on est amené à donner le meilleur, au sein d’un cadre formel. Les horaires sont en effet fixes. Or, pour les bénévoles du « Très Précieux », pour ses jeunes moines sans expérience de retraite collective, il n’y a pas de périodes libres de congé pour se reposer et méditer au monastère. Ce « maître » dit parfois que « dans le cycle des existences, il n’y a pas de vacances. »

Ainsi le « maître » semble loin de leurs besoins humains, de leurs limites personnelles. Ce vieil homme songe surtout à achever les travaux de ces monastères, et du vaste temple. Je le vois, une fois en un an, entrer dans une chambre au monastère, pour s’enquérir de la condition d’un disciple féminin. Il a de l’attention pour ses élèves. Il les regarde passer de sa fenêtre. Parfois, il l’ouvre et sourit... Il agit par quelques directives qu’il fait passer à ses proches disciples, en restant dans sa vie solitaire. Il va souvent vers les autres.
Mais il les laisse plus souvent encore venir à lui, quand sa santé devenue fragile le permet. Il souligne par sa lassitude, ses soupirs, que le cycle des existences (c’est à dire notre monde humain aussi) n’a pas de réalité. Tout y est « souffrance » et illusion. « C’est un gouffre sans fond » comme le répète son principal disciple féminin. Ainsi il affirme que vouloir rendre le cycle des existences (le monde en somme) plus habitable, est vain. Il faut aspirer aux « terres pures du bouddha. » Il faut prendre cette direction, et ne plus regarder en arrière. Il demande à chacun de donner le maximum. Et il ne se fait guère de souci pour le social.
Il faut être humble, soumis aux autorités du monastère, et ne pas exiger d’amélioration extérieure. C’est, selon lui, l’expression d’une vraie dévotion. Et il la considère comme la principale qualité. Il est pensable que les difficultés rencontrées par les uns et les autres sont ainsi habilement transformées en « opportunités magnifiques. » Plus on y souffre, et plus on exprime de véritable don de soi dévoué... Ainsi, selon son idéal, nul besoin de se soucier de rénovation politique ou d’œuvrer à des innovations. Heureusement que les bénévoles sont plus activement conscients de leur contribution à l’époque d’aujourd’hui.

Pour les élèves, le traitement humain qu’ils rencontrent dans le monastère résume à lui seul la pensée qui s’y exprime.

On souligne cependant le caractère subjectif de ces perceptions. Certains gardent l’image parfaite de ce « maître, » alors que d’autres, à son contact quotidien, voient la fermeté de sa ligne de conduite.
C’est sans doute aussi un être sans fragilité émotive qui tient ses projets, ceux de sa lignée, jusqu’au bout, sans en dévier d’un pouce. Mais on ne pourra s’empêcher de songer au bienfait de la vulnérabilité chez un dirigeant de communauté.
Peut-être son style est-il ancien. Il est au service d’une évidence, sans doute d’une conviction inébranlable. Il forme à son tour ses disciples. Il promeut cette conception de la vie. Travailler sans rien attendre, voilà ce que nous demande le « Très Précieux » pour vivre selon son idéal.

Cependant ce qu’il nous demande, il ne l’a pas vécu... Il n’a pas eu beaucoup d’activités manuelles et ce, dès son enfance.
D’après sa biographie, son père était sculpteur de formules sacrées (mantra) sur pierre. Il tenta de montrer son métier à ce très jeune fils. Ce dernier ne put manier les outils. Ceux-ci « tombaient de ses mains » de son propre aveu. Ses parents renoncèrent à le faire travailler très tôt. Il invite donc les bénévoles à un labeur qu’il a évité pour lui-même au cours de sa vie.
Le « Très Précieux » n’est pas au fait de la culture occidentale.

Un jour, auprès du vaste public d’un cours, il utilise l’exemple du voyage. Il veut souligner l’importance de notre orientation. Il s’agit d’aller toujours dans la bonne direction. Afin de rendre plus réaliste son point de vue, le « Très Précieux » choisit l’exemple suivant. « Si vous voulez aller en Amérique, il vous faut conduire votre voiture dans cette direction. » Nous sommes en Europe. Une voiture ne nous emmènerait pas très loin! L’avion, le bateau (ou même un humble Pédalo) conviennent mieux. Un enfant le lui dirait. Aucun Européen n’imaginerait aller à New York en auto! Ainsi nous gardons le silence avec gratitude, lorsque l’interprète, un peu timide, traduit ce témoignage de la culture différente de notre « Très Précieux ».

Cette anecdote diminue quelque peu ma dévotion! Il s’en faut de peu pour que je laisse le mythe de son universalité ce jour-là... C’est le représentant supposé du « véhicule rapide vers l’éveil, en un seul corps et une seule vie » selon la formule tantrique. Hélas, le « Très Précieux » ignore, semble-t-il, la disposition géographique de notre continent!

Les « bénédictions »
Une « bénédiction » émane, dit-on, du « Très Précieux. » C’est un effet psychosomatique subtil. Est-ce de la chaleur ? Est-ce sa présence ? Il y a dans nos savoirs une lacune pour appréhender ce type de manifestation. Le public occidental, dans la vacance de concept adapté à ce type de perception, idéalise ce « maître. » Il se pourrait, ce n’est qu’une question parmi d’autres, que cet effet et la connaissance soient deux choses distinctes. Il me semble que les moines sans expérience de retraite collective, et parfois les bénévoles, qui vivent en permanence dans cette communauté, manifestent, eux aussi, ce phénomène.
Curieusement, cela apparaît plus souvent avec ces nouveaux, qu’avec la plupart des eurolamas. Nous ne sommes pourtant, pour la plupart, ni très accomplis, ni très méditants, tout occupés au chantier monastique. Ces effets rayonnants sont familiers dans cet environnement tantrique... Sont-ils des artefacts ? Il se peut que l’attrait qu’éprouvent les nouveaux passe par ces perceptions de la présence du « maître. »

Les élèves ressentent, affirment-ils, quelque chose lorsque le « Très Précieux » donne des entretiens ou même des enseignements. Cette particularité lui vaut la réputation d’un saint homme. C’est sans doute bien idéaliste d’affirmer ainsi qu’il serait un « bouddha parachevé dans la méditation. » Cette immédiateté dans la relation humaine crée une sympathie chez des Occidentaux de diverses nationalités. Le visiteur admis à s’agenouiller à proximité de lui dans sa salle d’accueil perçoit, selon ses dires, un bien-être.

C’est ce « charisme » (ce terme est utilisé ici faute d’un autre, mieux adapté) qui le caractérise pour ses visiteurs. Cela ôte leurs doutes concernant l’image, pourtant surannée aujourd’hui, du gourou. Il restaure, de par cette effusion quotidienne, l’imagerie plaisante des relations anciennes entre « maître » et disciple.

Dans ce milieu on qualifie ce phénomène de « djinlab », traduit en français par « bénédiction », et en anglais par « blessing. » Il nous faut ici préciser ce terme. C’est l’une des clefs utilisées par ce courant himalayen pour aller à la rencontre des Occidentaux. En tibétain le mot « djinlab » évoque le soutien. Il s’agirait d’un transfert de qualités subtiles, aidant la personne dévouée au « maître » à avancer sur ce chemin religieux.
La « bénédiction » est le miel qui m’attire comme une mouche dans un pot, et qui m’y garde bien collé! Ce « soutien » ne me paraît cependant pas évident. En revanche, les moments de rencontre, où le « Très Précieux » donne l’imposition de sa main sur notre tête, sont bien agréables.
Ces instants, formels ou improvisés, sont appelés aussi « bénédictions. » Car ils en constituent un des contextes possibles. Il remet un cordon de coton rouge à chaque visiteur. Il y a fait un nœud en récitant un souhait (mantra). Ce fil rouge a tendance à satisfaire les Occidentaux. Ils pensent être protégés par ce cadeau très apprécié.

Cela ne fonctionne pas toujours de manière efficace, semble-t-il. Ainsi ce visiteur me raconte son aventure. Il reçoit son cordon de protection du « Très Précieux » au cours d’un moment de « bénédiction. » Il reprend alors la route en voiture. La gendarmerie le contrôle. Elle le gratifie d’une amende considérable. Il lui est reproché de ne pas avoir clairement marqué l’arrêt à un « stop » en pleine campagne.
Même sans action évidente, ces « bénédictions du maître » sont perçues comme une attention personnelle et positive. Dans l’atmosphère dévotionnelle du monastère, chaque regard échangé avec le « Très Précieux, » chaque infime contact avec lui, est perçu comme une « bénédiction » quotidienne.

Il se trouve que j’ai, au cours de ma vie, rencontré de bons exemples de vie monastique. En Corée du Sud, où j’ai résidé quelques deux années en tout, je connaissais des moines Zen de la tendance Choggye. Certains manifestaient une expression très fine de la méditation. Leur stabilité, leur douceur, s’alliaient à leur légèreté d’esprit.

En revanche, les grandes « bénédictions » du « Très Précieux » ne donnent pas cette impression. Ambré et chaud, son « charisme » n’a ni cette vitalité légère, ni cette clarté immaculée. La « bénédiction » est une sorte de présence rendue possible grâce aux sentiments de dévotion. Le « maître » encourage chacun à cette ouverture particulière dans sa direction. Ces « bénédictions » sont vraisemblablement le résultat de ses directives. Il faut « se donner au maître : corps, parole et esprit. » On doit « s’ouvrir » à sa lignée. Alors j’entends un eurolama soupirer, d’un air comblé de satisfaction : « elle est costaud, la bénède![1] »

La « bénédiction » informatisée
Les personnes ayant un lien avec le « Très Précieux » utilisent souvent les listes de souhaits pour leurs proches. Ils téléphonent au standard du monastère ou y envoient un mot. Ils laissent un nom et leur requête. Voici deux cas typiques (nous avons changé les noms) : « Pour la famille de Jérôme et Annabelle Duplessis-Robinson. Merci de dédier des pratiques rituelles pour le bonheur de leurs jumeaux Brandon et Jordan, nés aujourd’hui. »

Il y a trois catégories de listes : décès, santé, bonheur, dans lesquelles on inscrit le nom de la personne, ou des personnes, qui doivent bénéficier des pratiques rituelles de la communauté. Voici un autre cas avec les souhaits pour des animaux familiers. « Mon chien, nommé Ramsès, est décédé aujourd’hui. Merci de faire des souhaits pour qu’il traverse le cycle de la réincarnation sans souffrir, et qu’il obtienne une heureuse renaissance. » On note simplement Ramsès, avec tendresse, sur la liste des « décès. »

Il se trouve que j’ai pris en charge la gestion de ces listes, pendant mon secrétariat. Le « Très Précieux » reçoit une notification des souhaits au moins quotidienne. Les centres de retraite, et le temple, reçoivent une liste actualisée chaque vendredi de la semaine. Pour ces groupes, il s’agit, semble-t-il, de lire les noms au cours d’une phase de rituel quotidien. Un disciple est chargé de le faire.

Il est postulé que le souhait s’accomplit de cette manière. Bien sûr, les souhaits sont souvent compris de manière candide. On reçoit d’étonnantes demandes. Ces deux étudiants allemands écrivent pour demander une cérémonie spéciale d’un juvénile bouddha, de couleur jaune, facilitant l’étude (Manjushri). Ils joignent une obole significative en espèces, cachée dans l’enveloppe. Le motif de leur requête est fort compréhensible! Ils ont, selon eux, donné trop de leur énergie au centre bouddhique himalayen où ils résident en Allemagne. Ils en ont négligé la préparation de leurs examens à l’université. Ils pensent que la cérémonie rituelle qui sera célébrée pour eux, leur permettra d’obtenir le succès à l’épreuve finale...

Cependant, nous arrivent souvent des cas douloureux de malades en fin de vie. Le bienfait que peut apporter ce système de listes paraît peu en rapport avec la réalité des vies humaines. Les aspirations des personnes qui nous les communiquent paraissent élevées en regard de ce que le système offre en réalité. C’est un simple nom dactylographié parmi quelques dizaines d’autres.

Que le nom soit lu par le « maître » lui-même, c’est ce qu’il nous demande au cours de notre séjour. Et nous le lui offrons volontiers chaque fois. Nous courons, dès que l’appel au téléphone a été reçu, par les coursives du monastère, retenant notre châle de la main. Et nous scotchons le message de requête sur la porte de l’assistant personnel — le cuisinier — du « Très Précieux. »

Celui-ci, sans défaut, le lui présente avant son repas. Sans doute le « maître » himalayen a-t-il connu ce système. Il a prorogé son usage. Les Européens l’ont adopté. Est-il exempt de candeur ?
Nous pensons que les noms lus, tant par le vieil homme lui-même chaque jour, que par les disciples des centres de retraite collective chaque semaine, sont sans réelle connexion avec un bienfait évident. En effet, nous découvrons que la personne préalablement responsable de ce système semble y accorder elle-même peu d’importance. Elle a accompli deux retraites collectives de trois ans. Cet eurolama est donc au fait des pratiques des souhaits. Elle enseigne souvent à l’extérieur. Il arrive ainsi que les messages de requête s’accumulent sur le coin de son bureau au monastère.
Nous notons que certains noms ont déjà plus de trois semaines d’attente, lorsqu’ils seront transmis dans les listes. La vie humaine change vite. Les urgences se produisent souvent en quelques jours, voire quelques heures. Le traitement très épisodique des noms pour la rédaction des listes signale à notre attention que cette pratique n’est pas réellement prise au sérieux.

Je l’améliore un peu grâce à l’ordinateur de bureau Macintosh que j’installe bientôt à cet usage à ma table. Le délai pour que les noms soient psalmodiés dans les centres de retraites diminue. A

Après la fin de ma période de cinq mois au bureau d’accueil du monastère, le délai de publication de ces listes s’allonge cependant. C’est à dire qu’une inertie ralentit cette pratique. Peut-être n’est-elle pas tout à fait prioritaire pour les eurolamas ?
Il se peut que cela ne change pas grand-chose. Mais c’est significatif probablement de la différence entre les aspirations confiantes des bouddhistes européens, et une certaine détente collective ici, vis-à-vis de cette attente candide.
Un souhait pour le décès d’un ami par exemple peut attendre ainsi dix à douze jours, sans doute, pour que le nom du défunt soit lu dans le rituel collectif. Il est inévitable qu’en se limitant à ce type de souhaits, l’épisode des heures suivant la mort ne peut être accompagné par ces retraitants et ces eurolamas à Félicité.

La méthode d’accompagnement des mourants himalayenne, en temps réel, est absente de ce système. Le dispositif des listes de souhaits donne une image d’espoir aux fidèles. Cependant, la vie lorsqu’elle s’en va, échappe à cette simpliste parodie informatique du « maître spirituel. »

Note :
[1] bénède : terme familier au monastère pour dire « bénédiction. »








TENDANCE ROUGE & OR


Le rouge & le jaune sont parmi les couleurs principales des vêtements monastiques himalayens. La robe et le châle des moines sont bordeaux ici, tirant souvent sur le prune. Les chemises sont vermeilles, jaunes ou oranges.

Ces coloris attirent les Occidentaux. Ces teintes éclairent la tenue des eurolamas et des moines sans expérience de retraite collective. Bien qu’étant sans engagement monastique, les personnes laïques, intéressées par cette confession, adoptent souvent ces couleurs assorties. Pantalons bordeaux, maillots jaunes, chemisettes oranges, chaussettes brique unies et, bien sûr, l’automobile couleur grenat, pour les visiteurs les mieux équipés! Ce « look » Himalaya touche garçons et filles. C’est même un signe de reconnaissance dans l’environnement.

Si je croise au supermarché local un jeune chaland coiffé d’un bonnet fuchsia, et arborant des chaussettes en laine rouge, je peux, sans grand risque d’erreur, reconnaître un sympathisant du monastère. La séduction de la robe du bouddha est remarquable. Les Européens, qui croisent les moines en promenade, montrent des signes d’admiration et de respect. Il faut dire que c’est la même robe que portent les « réincarnations » des maîtres et cette figure très respectée qu’est le dalaï lama. On ne peut les distinguer au premier regard sur le seul aspect vestimentaire.

Peut-être cette tenue ancienne est-elle une des clés qui permet aux Européens d’avoir une attirance vers ces « spiritualités himalayennes. » Bien sûr l’habit ne fait pas le moine. Le rouge et le jaune identifient aussi le « patchwork » de Ronald MacDonald. Le clown en matière plastique, érigé derrière les restaurants rapides de la chaîne américaine de viande hachée, a lui aussi choisi ces couleurs vives et attrayantes! Les regards sont attirés, c’est sans doute plaisant. C’est une ancienne harmonie qui refait surface aujourd’hui : les couleurs chaudes du jaune et du rouge plaisent au premier regard... La publicité les choisit aussi souvent pour le « conditionnement » des produits de grande consommation.

Signes & sens du « style Himalaya » en Occident
Le spectaculaire des décors reconstitués et des couleurs des costumes, le flamboyant des vrombissantes incantations sont-ils une mise en scène ? La forme initiale du bouddhisme ancien tend à s’orner, voire à disparaître, aspirée dans le culte religieux. Comment distinguer le bouddhisme de sa parodie ? Il semble bien que la question se pose. La méditation, libre de cadre organisé, alterne avec la célébration collective et « dionysiaque » du tantrisme.

Comment trouver la sérénité au milieu des rugissements des trompes titanesques, du feulement des fémurs humains évidés en instrument à vent, des coups sourds qui font battre notre cœur au rythme du haut cylindre de cuir tambouriné ? Le monde discret du monastère offre une façade typée. Ces signes constituent la partie accessible d’un monde tantrique. Ainsi, à moins de se faire sa propre conviction sur la réalité profonde qui est partagée au monastère, en devenant soi-même un élève, il faut relire son système sémiologique (son monde des signes). Ce dernier nous révèle bien des faits, à condition de savoir observer chacun et de le situer dans son contexte.

Le panopticon
On se réfère ici à la société disciplinaire que décrit Michel Foucault dans son livre : « surveiller & punir. »[1] Il y explique les architectures répressives qui adoptent des formes semblables. Le monastère de Félicité a choisi, sans le vouloir, cette forme panoptique que Bentham avait imaginée au début du XIXème siècle. On y croise du regard les allées et venues de chacun. Les chambres individuelles donnent sur des coursives longues et ouvertes sur un double patio. Il est difficile de se cacher des autres, en quittant ou en entrant dans sa propre chambre. La pente du terrain est utilisée pour asseoir le prestige et l’autorité. Les plus accrédités bénéficient des chambres au sommet du pré.

En haut, dominant l’ensemble du clos, il y a l’appartement du « Très Précieux » et la maison neuve destinée au « Suprême. » On y voit tout le monastère d’un simple regard. Un peu plus bas, de part et d’autre, ce sont les chambres des officiels : celle du Supérieur d’un côté, et celles des responsables des centres de retraite de l’autre. Il est donc difficile de circuler sans être exposé au regard. La disposition en panopticon des chambres, en alignement autour de la pelouse, permet sans doute de contrôler la bonne discipline des moines. En particulier, les visites sont plus aisément vues. Cette disposition a par ailleurs tendance à décourager ainsi les promenades dans le clos et à favoriser une vie à l’intérieur.

« À regret je dis oui, craignant d’ouvrir la porte au n’importe quoi »
C’est la formule manuscrite qu’aurait apposée Monsieur Ch. P., alors Ministre de l’Intérieur, lorsqu’il signa le dossier approuvant Félicité comme congrégation monastique. Cette réserve est le signe qu’il percevait un risque, en validant une nouvelle institution religieuse. Il me fut répété cette anecdote par l’abbé de la congrégation (dont j’étais l’aide quotidienne au bureau d’accueil.) Il la tenait des conversations qu’il avait eues au bureau des cultes, qui s’était occupé du dossier au moment de l’enregistrement de la jeune communauté. Et je l’ai citée ici sous réserve de ces précisions quant à sa provenance, ne l’ayant pas lue de mes propres yeux...

Le monastère « n’est donc pas » une secte. De toute évidence sa reconnaissance religieuse le préserve aujourd’hui de toute mention dans le rapport annuel de la commission parlementaire sur les sectes. Il arrive, hélas, que ce terme soit employé, discrètement et oralement, dans la région.

En effet, aujourd’hui, ses incessants projets immobiliers religieux, concernent aussi les citoyens de la commune. La lamaserie installe ses nouveaux eurolamas tous les trois ans et demi, à la sortie de leur retraite collective, dans un nouvel ermitage local bâti à leur usage. Il se peut que la lamaserie déséquilibre un jour en sa faveur le suffrage des 348 électeurs aux scrutins municipaux.

Certains craignent, pas seulement parmi les chrétiens, que d’éventuels élus, plébiscités par les moines, n’imposent ensuite le style tantrique. Ils pourraient alors installer les robes bordeaux à la mairie, lancer des poignées de riz en l’air pour bénir le foirail, faire résonner les trompes rituelles dans les ruelles, présenter de vastes prosternations publiques, à genoux, quand « le Suprême » visiterait le village, et encourager la récitation de nombreux mantra en sanskrit, aux sympathiques cafés des sports et des chasseurs... Leur village est paisible, très bien géré de toute évidence, tolérant et bien convivial aujourd’hui...

La messe est fréquentée ici. Toutes les conceptions — catholiques, agnostiques, athées... — se côtoient en harmonie citoyenne. La foire à la pomme de terre de la commune attire même plus de visiteurs que les événements tantriques du monastère... Il serait peu compris ici que l’accompagnement tantrique des mourants et des défunts soit suggéré aux personnes âgées, dans notre civilisation comportant d’autres valeurs...

Parfois, inquiets et discrets, des habitants, disent entre eux : « la secte, » quand ils font allusion au monastère. Cependant cette appellation n’est pas officielle. Cette congrégation religieuse est dûment enregistrée au bureau des cultes. Elle est la première sans doute de tradition bouddhiste à bénéficier du statut préservé de congrégation monastique dans ce pays européen.
Chacun y est libre de venir et de partir, sans question, sans pression trop grande. De même beaucoup des anciens retraitants ayant passé trois ans ici reviennent dans une vie civile. On ne peut donc pas parler de groupe clos sur lui-même totalement. D’autre part, il s’agit aussi d’une ancienne religion, établie depuis des siècles en Asie. Ce n’est donc pas une nouveauté là-bas, ni une création de toutes pièces. Enfin son affiliation au bouddhisme place le monastère dans une position favorable, grâce à la prestigieuse renommée du dalaï lama aujourd’hui, dans les médias et l’opinion publique.

À noter cependant que récemment cette congrégation semble s’éloigner, imprudemment peut-être, tant de l’aura médiatique et politique du dalaï lama, que de la fréquentation de jeunes lamas himalayens considérés comme les réincarnations des maîtres tantriques. Plusieurs de ces derniers semblent ne plus cautionner les eurolamas du monastère de Félicité. Ils boudent, depuis peu, l’été d’enseignement public dans le principal centre d’enseignement lié à Félicité, et fondé par le « Très Précieux ». Il faut y voir le signe de leur affiliation régulière à l’autorité du dalaï lama qui est le chef politique et religieux du Tibet en exil.

Ainsi (selon une tendance récente et qui peut évoluer de manière imprévisible) une génération actuelle de jeunes lamas himalayens, considérés comme de célèbres « réincarnations », préfère aller enseigner dans d’autres écoles bouddhiques qui suivent la ligne directrice montrée par le dalaï lama.

À la fin de sa vie le « Très Précieux » choisit des disciples familiers à des postes de responsabilité. Il a légué ainsi les rênes à une génération occidentale. Il a, en particulier, pris soin de mettre des personnes de grande valeur morale à des postes essentiels. Il en a ainsi décidé. Mais, il a aussi su reconnaître des personnalités efficaces et courageuses pour certaines fonctions... Il les a placées à des postes opérationnels. Il a fait au plus simple, selon les ressources humaines disponibles sur place...

Les retraitants de trois années payent 335 équivalents euros de loyer mensuel. La modicité de leurs niveaux de vie, l’absence de charges de chauffage dans les retraites, dégage peut-être (selon les groupes) un excédent. Il est pensable qu’ainsi les nouveaux retraitants qui disposent de ces ressources financent de facto une institution religieuse, à des moments où celle-ci n’a pas assez de ressources financières. La présence de nouveaux retraitants disposant de moyens financiers mensuels suffisants semble donc bienvenue aujourd’hui.

On note cependant que la sélection pour l’admission en retraite ne se fait pas sur l’argent. Bien des retraitants ne disposent d’aucun revenu leur permettant de s’assumer. Ce sont leurs camarades qui le font à leur place, par la mise en commun des mensualités au sein de l’intendance du groupe de retraitants. Cependant les dizaines de loyers mensuels constituent une entrée d’argent significative. On le voit, l’institution aurait intérêt à transformer des appels à la sagesse en des retraites nombreuses et en loyers mensuels à l’avenir.

Un bienfaiteur providentiel se retire
La conjoncture semble moins favorable, depuis le décès du « Très Précieux. » Herr Kraft, le généreux donateur, semble avoir fini de financer les nouveaux travaux. Sa confiance s’allie à son sens aigu des hommes, puisqu’il a été un capitaine d’industrie, très éprouvé aussi par l’expérience humaine personnelle. Sa confiance est pour le « Très Précieux, » mais pas pour ses disciples...

Nous entendons encore nos camarades, au monastère et à sa périphérie, évoquer les versements, qui suivaient en général la visite que Herr Kraft rendait au « Très Précieux. » 152 000 équivalents euros, 76 000 équivalents euros : chaque séjour du généreux bienfaiteur amenait son coup de baguette magique. Le versement était facilité par la Fondation ad hoc, pour financer les chantiers... De cette manne céleste, les disciples ont peut-être pensé qu’elle était méritée, que leur style de vie apportait l’argent spontanément...

Le grand temple est-il l’éléphant blanc, une sorte de caprice des bouddhas, somptueuse et éternelle pâtisserie, comme le fut, toutes proportions gardées, cette vaste cathédrale climatisée d’Afrique ? Les moines auraient-ils dû utiliser ce gros budget pour des projets plus habitables et pour leur nouvel ermitage ? Eux seuls répondront. Ce faisant, ils auraient pu aussi assurer un logement satisfaisant, à terme, pour les bénévoles désintéressés et dévoués... Ces derniers n’ont pas trouvé ici de situation stable, à l’issue de leur engagement au chantier. Ils sont partis...

En préférant des investissements plus raisonnables, le monastère aurait équilibré ses comptes, et gardé ses meilleurs ouvriers. Le collège des eurolamas a choisi l’endettement pour offrir ce nouvel ermitage. Cette irruption de crédit rompt avec la situation remarquable que le temps du « Très Précieux » connut. De son vivant, le monastère était sans dette. Il recevait le mécénat de Herr Kraft. Il n’eut pas à dépendre des « banquiers. »

Il faudra donc attentivement suivre les ratios de l’endettement financier de l’institution, car ils risquent d’infléchir les choix et de peser... L’emprunt est actuellement de 182 000 équivalents euros. [2] Sans activité lucrative, il ne sera pas facile à la communauté de faire face aux échéances du crédit... Avec son « Suprême » boudé par le gouvernement tibétain en exil, il sera difficile de convaincre des donateurs sensibles à la cause tibétaine...

En porte-à-faux avecTibet en exil lui-même, c’est à dire le dalaï lama, cette reconstitution est cependant évocation « à l’image et à la ressemblance. » N’a-t-on pas intitulé l’association des retraites de trois ans : hautes études en tibétologie! Et dire que les retraitants ne reçoivent pas de cours sur la géographie du Tibet...

Le dalaï lama a annoncé aux Occidentaux qu’il ne reconnaîtrait pas le « Suprême » comme le maître établi de cette culture himalayenne. Des stagiaires retraitants accepteront-ils de contribuer en comprenant que leur présence est surtout l’occasion de demander un paiement ? De plus les adeptes qui s’intègrent donnent leur caution morale à une collectivité en contradiction avec elle-même.

Peu de solitude
Il est surprenant que les retraites soient des huis clos à dix, voire quinze, et non des solitudes, assumées, sereines et créatives. Un texte ancien et canonique du bouddhisme (badékaratta sutra : « le sermon de la solitude idéale ») prévoit le retrait de la foule. Il propose de méditer dans la jungle ou au pied d’un gros arbre, ou encore sur une meule de paille, etc. La solitude idéale permet de méditer.[3] L’interaction des « méditants » avec la vie sociale s’opère cependant par la mendicité. Elle s’avère nécessaire pour les anciens moines théravadin du bouddha...
Cette quête existe toujours dans des pays de culture monastique. Au Cambodge, les moines en robe safran vont en tournée d’aumônes au village. Ils demandent, par leurs psalmodies, l’obole aux femmes qui préparent le déjeuner de midi...

À Félicité, peu d’interaction avec la vie mondaine, lorsqu’on est retraitant pour trois ans. Mais, peu de vraie solitude, et bien peu d’espace, non plus! Réfectoire, temple, sanitaires, patio de groupe, tout est partagé, sauf la chambre : le grand refuge, le dernier. Ce modèle collectif semble inspirer les nouvelles architectures d’un monastère en pleine croissance.

La faible surface au sol allouée semble être le signe d’une nouvelle tendance à la prégnance du groupe sur l’individu, à la convergence de tous dans la même imagination, peut-être à la clôture de l’inconscient des yogis! Il semble que des restrictions de permis de construire aient pu amener la transformation d’un projet, qui était destiné à des visiteurs pour des retraites laïques. Cet espace accueille bientôt une vingtaine de personnes... Le nouveau résident de cet ermitage devra s’habituer à la circulation des autres, dans le champ de sa porte-fenêtre! Les chambres donnent, en effet, sur petite cour intérieure. Comment trouver une méditation sans artefact, si les conditions de vie sont collectives, comme dans un internat, voire comme dans ces open spaces qui génèrent du stress comportemental ?
Cependant, nous notons aussi la qualité de l’isolation thermique extérieure, le confort solaire de nombreux « Velux » placés dans les combles, et même cette amusante lampe à détecteur radar dans une des salles de bains! Des alignements de témoins verts à l’aspect futuriste restent lumineux en permanence la nuit, afin de permettre à chacun de trouver aisément l’interrupteur de l’éclairage...


L’effet médiatique joue ici aussi...
Le bouddhisme dispose d’une image très positive chez des jeunes. Ils dépendent, pour cette génération, des médias, mais aussi d’éditeurs littéraires qui ont fait bénéficier leur lectorat d’une vision bouddhiste, séduisante, souriante et enchantée. En voici quelques joyaux : « le bouddhisme est douceur, l’Himalaya est grandeur, vivons Zen! » Cela est bon. Sans oublier l’humanité émouvante de ce peuple du Tibet... Mais tout cela fait aussi des bénéfices substantiels, et rapporte à des éditeurs, dont c’est d’ailleurs le métier, et souvent la vocation.

Les chaînes de télédiffusion et les magazines en quadrichromie ne boudent pas ce commerce juste, et tout à fait bienvenu dans la dynamique de notre époque... On peut supposer que certains, parmi les plus jeunes, sont aimantés par la « religion de la sagesse. »

Dans un registre fort semblable, et pourtant différent par la génération d’avant, le communisme avait séduit les élites intellectuelles, de Jean-Paul Sartre à Marguerite Duras. Il avait créé son nouveau langage. Puis, intimidé longuement ses opposants, de l’intérieur et de l’extérieur. Il s’est maintenu depuis 1917 jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique.

Assiste-t-on, en Europe, avec le bouddha, à un engouement aussi enthousiaste pour une idéologie « bien troussée » de « l’éveil ultime ? » N’est-ce pas encore l’utopie à désenchanter ? Cette expérience sera sujette à des déceptions, des autocritiques d’anciens militants et peut-être à une autre « refondation. »

Les élites de la création artistique, cinématographique, musicale, et chorégraphique affirment aujourd’hui la sérénité au travers d’une adhésion de surface au bouddhisme. Elles tendent à accréditer, dans l’opinion publique, une nouvelle valeur à explorer, universelle. Il se trouve que la plupart des chanteurs ou des acteurs n’ont pas connu la vie quotidienne dans ce monastère. Il y a des groupes bouddhistes.

Tel responsable, paré du titre de « maître », bénéficie cependant de la réputation des meilleurs, dans cette vogue actuelle pour l’Himalaya. Il ne faudrait pas attribuer sans discernement leurs excellents mérites humains à d’autres. L’expérience pourra faire la part des choses... Il faudra d’autres essais pour décrire Félicité, au temps de l’après « Très Précieux. » Ce sera un travail depuis l’intérieur, à partir de l’expérience d’un moine, voire d’un bénévole sur le terrain... On peut encourager une telle vocation de témoin et de narrateur, dès à présent, pour les décennies qui viennent. Ce travail sera difficile à affirmer, la tradition orale est habituée à décourager les écrits et les changements de la base...

Un monastère d’attraction
Sur le Toit du Monde, les monastères avaient une fonction éducative. Écoles, collèges, lycées et universités : ils enseignaient à lire, à écrire, à comprendre. Ils montraient aux jeunes une manière raffinée. On y apprenait l’astronomie, la médecine, la danse et même... la philosophie. On y développait une approche calme, attentive, et plus encore... Il faut nous demander, ici, quelles sont les fonctions qu’assume le monastère de Félicité. Il s’avère, à l’évidence, que les besoins éducatifs et éthiques sont remplis ailleurs. L’Europe dispose d’un système d’instruction. La famille se charge de l’éducation quotidienne.

Ce monastère ne propose donc pas le même bienfait social, qu’il aurait pu offrir dans les Himalaya. Il forme bien ses moines, mais sans assumer la charge éducative dévolue à l’institution universitaire. Il offre le rituel sous des formes très traditionnelles. Ce dernier constitue le médium de la méditation, bien souvent. Il occupe les retraitants au cours de leur adaptation. Ils doivent apprendre, et le tibétain « classique », et les rituels complexes des cérémonies. Ce monastère est surtout une école d’art himalayen.

Il a réussi la performance de reproduire ces savoir-faire. Cette peinture et cette sculpture dépassent le regard personnel de l’artiste... On utilise des pochoirs, qui recopient les motifs muraux. On y juxtapose les mêmes panneaux circulaires (mandala), au plafond. L’art est copie. Il est une manière de faire allusion à une présence.

Il attire des habitués, des curieux, et aussi... quelques promeneurs du dimanche. « C’est notre but de balade dans la région, » disent-ils. On peut maintenant comprendre comme une même chose, les deux aspects de ces développements ci-dessus. Le monastère a bien une fonction éducative. Il enseigne effectivement les futurs eurolamas. Mais, par son exotisme affirmé, n’aurait-il pas pour effet d’attirer les regards ?

Il n’assume pas d’autres responsabilités sociales que sa propre reproduction : ne serait-il pas le beau présentoir d’une quête sûre d’elle-même ? Il semble s’intéresser à ce mode spécial de transmission de sa forme stylistique. Mais donne-t-il les nouvelles « clés » aussi pour notre temps ? Comment répondre à cette énigme ?

Pour certains, il propose une vieille « clef », sans avoir à étudier les « serrures » de cette civilisation contemporaine d’Europe. Les anciens Himalayens avaient besoin d’apprendre grâce aux monastères. Ils n’avaient pas quarante chaînes câblées de télévision, dont maintes créations thématiques! Nous disposons en Europe de la faculté de lettres, de l’école de médecine, de la médiathèque, de l’école d’art, du conservatoire de musique et du stade sportif... Ainsi ce monastère, pour sa présence européenne, pourrait enseigner valablement la sérénité et la paix de l’esprit. Cependant, à l’expérience, il s’avère que ce n’est pas le but réel obtenu par la formation qui s’y dispense. La sagesse, la paix constitueraient-elles la rhétorique d’une collectivité, vouée à des moments de félicité tantrique ? Seuls les intéressés répondront. Le lieu ne pourra enseigner individuellement la sérénité, dans ses nouveaux espaces collectifs, restreints, aux alignements serrés.

Séduire
Il y a bien une science de l’apparence qui recouvre le social et le montre, ici. Félicité est une réalisation sémiologique, de signes efficaces. L’attrait exercé sur les Européens est amélioré par un usage ancien de certains modes apparents. Vêtement coloré, maître doté des attributs, moines drapés, geste noble de leur main, rituels fantastiques : il existe une variété de moyens pour séduire les fidèles!

Le monastère exhibe une antique technique de persuasion et de réclame subtile. Les anciens responsables d’Himalaya avaient donc connaissance des techniques de présentation au regard, et de magnétisation de l’ouïe. Les curieux étaient convaincus du sérieux et du sacré de ce qu’ils rencontraient. La réalité sociale, elle, se cache derrière dorures, brocards, trônes et fastes. Il se peut que cette façade colorée, dorée, sonore et attrayante soit à l’image de films télévisés vantant les mérites de telle ou telle grande entreprise. Il se peut que le « spirituel, » ici, soit manière de plaire.

Il y a beaucoup à apprendre de cette « sagesse » persuasive, douce et intime. Il n’est qu’à entrer dans le petit temple : l’agencement attrayant des coussins de brocards soyeux accueille le « Suprême, » et rassure le visiteur. L’esthétique des constructions, les agencements intérieurs des espaces, sont complices de ce doux subterfuge. Le beau est un moyen abouti. Le volume impressionnant des architectures, pourtant difficile à chauffer, est imaginé par les visiteurs comme une ouverture, une aspiration, une amélioration. Depuis les puits de Plexiglas (« skydomes »), ouverts sur le toit du temple, tomberont bientôt des rais surnaturels de lumière sur les fidèles en adoration.

Un clos himalayen, autour duquel vont et viennent des moines en robe, au cœur de l’Europe, est-il exempt de fascination ? Le cérémoniel, le rituel du temple, accessible au public, sont-ils juste des formes religieuses ? N’attirent-elles pas surtout les Européens vers un « nouveau » style de « spiritualité » avec leurs apparats ?

L’architecture imposante du temple est coiffée d’un édicule de bois recouvert de feuilles de cuivre. Un des responsables de retraite du monastère, un médecin, est crédité du commentaire suivant, au sujet de cet appendice en forme de pagode. Son exclamation amusée m’a été rapportée, sans que je puisse la vérifier moi-même : « On dirait le toit de Pizza Hut! » (Pizza Hut est une célèbre chaîne de restauration simplifiée, américaine.) Ce style rapporté est-il nécessaire aujourd’hui dans ce pays de bocages ? Ce temple massif n’est-il pas aussi un support voyant qui attire des regards ?

La cérémonie qui fascine les curieux, dotée de la pompe et de la trompe antiques, pourrait être à l’image de ces buffets gratuits où les badauds viennent confier un peu de leur confiance à la galerie. Bien sûr, nous ne signifions pas que le monastère est vide de dimension humaine... Ainsi le lecteur a l’impression, peut-être, à travers ce bref parcours de signes, que le monastère est conçu pour générer des effets séduisants. Le grand temple sera doté d’un gigantesque autel rouge et bleu contenant des statuettes. Chacun interprétera le goût particulier de ces mille bouddhas de plâtre, dorés à la feuille d’or, un par un... D’aucuns les trouvent trop kitsch, avec leurs yeux peints, si habilement... Ils sont creux à l’intérieur, et sont remplis de petits rouleaux de papier portant des prières photocopiées... Un système de fibre optique est peut-être destiné à les « illuminer! »
Une amie me demande, en les voyant tous identiques, car ce sont des moulages : « pourquoi sont-ce les mêmes ? » Je réfléchis un instant à la réponse. Je la lui murmure, pour ne pas être entendu par les jeunes en train de se prosterner de toutes leurs forces vives, des heures durant, face à elles : « Peut-être est-ce l’image stéréotypée que les disciples doivent accueillir ? » Je rajuste mon châle de moine en laine, et sors silencieusement. La quête du spirituel s’est prise dans ce bouddha, reproduit à l’infini sans âme. Une conquête de l’Europe déjà bien engagée, puisque, parmi la jeune génération certains ici se prosternent volontiers au pied des figurines de plâtre.

Les doutes
Ici beaucoup se posent les mêmes questions. En voici les principales. « Y a-t-il un prix à cette vie monastique et tantrique ? » « Devons-nous payer de notre propre bonheur ce qui est si simplement exprimé en groupe ? » « Devrons-nous l’acquitter dans une vie frugale au monastère ? » Ou au contraire : « Devrons-nous prendre le risque d’être épuisés de notre bénévolat en quelques années ? » « Devrons-nous tout laisser ici de notre idéal et partir bientôt ? » « L’avons-nous déjà offert par anticipation en renonçant au projet individuel de notre vie ? »

Il semble que le monde humain soit économe de ses bonheurs. Les joies sont présentes dans chaque vie. Mais elles ne sont pas illimitées, ni permanentes, en général. Ainsi la vie recèle précieusement ses propres trésors de « félicité. » Comment imaginer que nous pourrions ici exprimer une infinité de bonheur ? Ces instants sont éphémères. Ils sont dispersés à l’aune de notre existence humaine.

On peut craindre, comme les bénévoles qui doutent, que le tantrisme ne soit un contresens possible à ce sujet. Il affirme pouvoir mobiliser une infinité de félicité. Il laisse penser que c’est possible, par le biais d’une attitude de compassion. Celle-ci est tournée vers les autres. Ce tendre subterfuge donnerait aux pratiquants le droit de jouir librement de toutes sortes de méditations. Officiellement, ils le vivraient pour d’autres. Ils le dirigeraient vers eux. Ils en bénéficieraient aussi. Cependant, la vie quotidienne au monastère enseigne autre chose. Il semble que les instants de bonheur y soient intenses et fréquents. Ils apparaissent souvent en relation avec le culte, ou la pratique rituelle. Mais il y a une compensation acquittée par chacun ici. Beaucoup y laissent leurs projets tout simplement. Certains adeptes du tantrisme semblent même avoir trop donné à ce type de bonheur. Quelque chose de la délicatesse individuelle, un certain éclat dans le regard, semblent avoir disparu de leur visage.

Il se peut que le tantrisme soit, pour certains, une sorte de méprise. Bien sûr, il intensifie les expériences subjectives et réconcilie avec l’inconscient. Il réunit ainsi la personnalité, et unifie ses désirs. Il stabilise les tendances. Il apaise chacun, et il dynamise la collectivité de pratique intensive. Mais ce qu’il donne ainsi, il se peut qu’il le reprenne autrement. Fait-il de vrai cadeau ?
Officiellement, ici, le culte puise à une source illimitée : l’esprit, le bouddha, les terres pures, etc. dont il serait le généreux dispensateur. Cependant, l’observation suggère que le principal moteur du tantrisme est constitué par un ensemble de facteurs subtils que contiennent en général la jeunesse, la beauté des premières années, l’énergie subtile du corps, et les mérites profonds des vies qui sont en expansion.
Alors prend-il aussi aux adeptes quelque chose dans leur vie, sous couvert de le faire sourdre des « divinités ? » Il se pourrait que les « divinités » ne soient ailleurs que cachées sous les potentiels des êtres humains
En effet, la pratique intensive tantrique accepte volontiers les individus majeurs les plus juvéniles parmi les bénévoles au chantier monastique. Elle les introduit, parfois jeunes, à ses profonds mystères. Elle les intègre dans le cadre des retraites de trois années. Puis, ils ressortent de leurs deux retraites de trois ans successives. Nos juvéniles bénévoles sont devenus de placides lamas. Les jeunes filles, elles, ressortent parfois alourdies, trop rondes. Leur silhouette épaissie a, pour certaines, perdu sa beauté délicate de la jeunesse. Les garçons, surtout, semblent être devenus sans réel ressort physique, sans grande vitalité énergétique. Leur visage a oublié ce style personnel, cette grâce individuelle, cet éclat exquis qui faisait d’eux des êtres uniques. Bien sûr, ils sont souvent détendus, souriants et agréables à rencontrer, avec leurs joues bien roses.
On voit à ces changements qu’une transformation s‘est opérée. La question est de déterminer si ces qualités individuelles et délicates d’avant, qui s’effacent, sont compensées par de nouvelles « grâces » stables, à l’issue du « parcours initiatique. » Il ne peut être répondu en général.

Mais tout ce que les adeptes laissent au début peut constituer un capital dont ils n’auront peut-être plus la jouissance : amis d’enfance, carrière, projets maritaux, vie sexuelle, autonomie financière d’adulte, violons d’Ingres artistiques ou vocationnels, etc. Notre jeunesse est, bien entendu, le moment où la vie est découverte. Les moines et les moniales l’échangent en quelque sorte pour les félicités, les expériences tantriques (parfois douloureuses selon eux) et la perspective bouddhique. L’échange est-il équitable ? Ce qu’ils y laissent est-il compensé par ce qu’ils y trouvent ?
On ne peut répondre pour eux. Il se peut que le tantrisme, que je découvre ici, soit ainsi une autre découverte des ressources vitales, énergétiques et subtiles. Elles sont en quelque sorte rendues accessibles par l’entremise d’une puissante dévotion religieuse. Mais elles diminuent pour certains, parmi les plus investis, peut-être trop tôt.

La beauté subtile de la personnalité s’envole précocement, en quelques années de retraite, pour certains. Ce que nous remarquons au plan individuel se note aussi au niveau collectif. La jouvence du projet monastique du temps du « Très Précieux », semble déjà s’évanouir prématurément. On dirait presque une organisation développant son encadrement. Des nouveaux craindront-ils de se donner ?
Il se peut que la place qu’on leur fait ici soit temporaire. On leur demande de donner le meilleur. Mais peu d’entre eux seront intégrés à la communauté. Peut-être est-il impossible à cette congrégation de s’acquitter de ses dettes de gratitude vis-à-vis de ceux qui partent après leur bénévolat ? Les volontaires consentent en effet une générosité profonde. Ils déversent leur confiance en quelques mois, voire en quelques années. Beaucoup partent, certains, sans grande illusion.

Le contrat, pour eux, sera-t-il perçu comme fraternel ? Se diront-ils un jour, en retrouvant leur chemin individuel : « Ouf! » On ne peut pas, non plus, répondre par l’affirmative, car même ceux qui s’en vont gardent, le plus souvent, le lien spirituel avec leur « maître » et cette religion. Le fait qu’il n’y ait pas de projet adapté réellement à la variété des bénévoles est sans doute le motif principal des déceptions.
Au début les volontaires se demandent : « Serons-nous accueillis tous ici dans des projets qui nous conviennent ? » Et puis, ils découvrent que l’institution a ses propres priorités, et ils doivent se retirer, si la porte de la retraite ne s’ouvre pas pour eux. Cependant, même décevant alors, ce « contrat tantrique » a une qualité particulière. Beaucoup se disent en effet : « Même si je dois être déçu, je vis ici très profondément chaque jour. » Cela explique sans doute qu’ils se révoltent peu contre le style directif et vertical de rapports officiels. Quant aux eurolamas sortis des retraites, ils reçoivent eux aussi un don très appréciable aujourd’hui. Ils vivent simplement, bien fraternellement, entre eux. Ils explorent les secrets d’une vieille sagesse. Ils découvrent leur propre constitution subtile, voire autre chose de plus mystérieux encore. Et puis n’ont-ils pas essayé au moins de vivre jusqu’au bout leur idéal ?

Le « Suprême »
En Occident des révolutions éclatèrent, il y a deux siècles, pour libérer les peuples des jougs traditionnels. Esclavage, aristocraties abusives, castes sacerdotales sans compassion, furent — ici et là — dénoncés par des mouvements d’émancipation. Ils fédérèrent les populations au sein des tentatives de démocraties politiques et sociales que nous connaissons aujourd’hui. Le royaume himalayen ne connut pas ce sort. Il était encore fondé sur une hiérarchie sociale de type féodale et sacerdotale.

Les maîtres himalayens qui partirent en exil, qui fuirent le terrible joug révolutionnaire chinois dans les années 1950, durent abandonner leur système hiérarchisé et stable de relations. Cependant, il en est resté un style, une empreinte dans la nature même de la relation « spirituelle » entre les disciples et leur guide. Il est paradoxal de constater la réalité des signes de prestige sacerdotal dans cette école himalayenne. C’est d’autant plus étrange que le bouddhisme, dont elle fait partie, a lui-même critiqué cette adhésion aux traditions brahmaniques.

Il est bien connu que le bouddha était aussi un rénovateur. Il a tenté de montrer l’inutilité des castes et de certaines rigidités anciennes de la vieille culture indienne. C’était il y a environ deux mille cinq cents ans. Il ne semble pas avoir été suivi partout, depuis, puisque cette formation ici a encore largement recours au prestige! Elle est cependant bouddhiste! Le bouddha était, dit-on, le fils d’un roi de province, l’héritier présomptif d’un clan aristocratique qui régnait sur une région située au Nord de l’Inde et s’étendait jusqu’au Népal.
À vingt-neuf ans, le jeune prince quitta femme, cour, palais et enfant nouveau-né pour la vie érémitique. De cette manière il rompait avec la tradition, l’ordre établi. Il se positionnait en réformateur. Dans son école monastique, fondée quelques six années après son émancipation de la vie princière, il refusa les formes traditionnelles des rites, des vêtements luxueux, des castes et des hiérarchies.
Il admit cependant l’idée d’ancienneté dans la communauté. Celle-ci fut substituée aux anciennes marques de dignité pour les moines. Il semble aujourd’hui pour le moins étonnant que le futur responsable de la lignée bouddhiste tantrique de Félicité soit photographié, dans un style digne d’un vrai « prince Siddharta. »

Au moment où je réside à Félicité, quelques années plus tôt, il ne présente pas l’apparence d’un simple pèlerin sur les quelques photos de lui, dont nous sommes coutumiers au monastère. Il se fait photographier portant un gilet de brocard soyeux de plusieurs couleurs sous sa robe bordeaux. Il est ceint de son étole de brocard, parée de fourrure animale. Il arbore une haute coiffe noire. Il se tient assis sur un haut trône doré et sculpté. Bien sûr l’esthétisme himalayen justifie à lui seul le recours à ces formes anciennes. La richesse des décors rehaussés d’or où il pose, nous inspire le respect. Je possède moi-même, dans ma chambre monastique, le portrait sous verre, photographié en grand format, de ce jeune enfant maquillé. On découvre que ses lèvres sont passées au rouge à lèvre pour la prise de vue. Une cicatrice apparaît à l’extrémité de son pouce...

Étonnamment, Le « Suprême » n’est pas présent en personne au monastère, à cette époque passée. Vivant en Inde, n’ayant pas encore reçu de passeport du gouvernement indien, il n’a pas encore la possibilité de voyager en Europe. Il l’aura bientôt. Ainsi nous dépendons tous de simples photos, et de quelques anecdotes édifiantes. Nous nous faisons des idées simples de celui qui va hériter de cette tradition.

Le Supérieur nous raconte la dernière exclusivité, qu’il tient de ses relations en Inde, concernant le « Suprême! » Celui-ci a jeté des sacs en matière plastique pleins d’eau, depuis la terrasse de son bâtiment, vers des passants qui marchaient en bas. Les malheureux ont été, peut-être, joyeusement éclaboussés... On oublie qu’il a encore une douzaine d’années! L’anecdote nous le montre plus enfantin que sage. Mais nous nous en satisfaisons, n’ayant rien de mieux à découvrir de lui...

De même, un disciple féminin qui revient de voyage en Inde nous prête, honneur très apprécié, quelques photos qu’elle a acquises là-bas. Elles montrent le jeune « Suprême » dans ses promenades. Il apparaît buvant à une boîte de soda, chevauchant sa bicyclette neuve, flânant dans un parc urbain à New Delhi, arborant fièrement une de ces casquettes américaines à longue visière. Rien de remarquable, bien sûr. Tout enfant d’aujourd’hui peut en faire autant, sans passer pour un sage. Mais, dans l’atmosphère propice du monastère, ces images acquièrent un prestige. On se dit qu’il doit être très réalisé spirituellement, pour arborer ainsi si noblement les signes de la quotidienneté...

Ainsi nous nous appuyons sur de simples images. Nous accueillons avec passion les moindres récits quotidiens, y compris l’adoption récente par le « Suprême » de quelques canaris en cage. Son précepteur écrit un article, à ce sujet, qu’on affiche bientôt au réfectoire. Nous nous demandons silencieusement, comment ces jolis oiseaux font pour préférer cette captivité à la nécessaire liberté des pays ensoleillés... Sommes-nous ici les « volatiles en cage ? » Sommes-nous les « canaris jaunes, » avec nos jupons safran ? Et notre liberté de voler de nos propres ailes, saurons-nous la retrouver ?

Comment un « maître bouddhiste » peut-il aimer la captivité de ces petits animaux ? Pour ses jeux d’enfant, à lui ? Un garçonnet de douze ans, le « Suprême, » est éduqué dans l’art d’apprivoiser, de donner ses miettes, et de faire chanter mélodieusement dans la cage dorée, dont il est oiseleur rouge...




Notes :
[1] Foucault Michel, « Surveiller & punir », Paris, Gallimard, 1993.
[2] in Bulletin de la Congrégation de Félicité, numéro 11, juillet 2000, p.15.
[3] Le bouddha Sakyamouni, « The Badekaratta Sutta, On Ideal Solitude », Buddhist Publication Society, Kandy, Sri Lanka.

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